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A quand le retrait de l'armée égyptienne?
Les généraux égyptiens sont depuis plus de dix mois au devant de la scène. Les actes de torture sont aujourd'hui connus.
Est-ce que l’usage excessif de la force par l’armée, sur la place Tahrir, sera le geste de trop qui fera trébucher les généraux? Ou montrent-ils clairement qu’ils ne renonceront pas au pouvoir? L’amoncellement de preuves est stupéfiant; la violence inouïe. Voici «la fille en soutien-gorge bleue », une icône mondiale, une femme qui a été sauvagement battue, piétinée et trainée sur le trottoir par des plusieurs soldats, avec son abaya noire relevée sur sa tête.
Cette seule vidéo serait suffisante, dans de nombreux pays, pour déclencher la mise en place d’une commission d’enquête indépendante, des limogeages en cascade, et une série d’examens de conscience dans tout le pays. Mais il ne s’agit que de la pièce à conviction n°1 dans la longue liste des actes violents perpétrés par l’armée égyptienne au cours de son combat de plus en plus amer et personnel contre les activistes du pays.
Des images montrent des soldats – malgré les démentis répétés du gouvernement – tirant sur des manifestants désarmés. Il existe de nombreuses vidéos montrant des meutes de soldats armés de matraques battant des civils qui sont soit recroquevillés en position fœtale, soit évanouis depuis longtemps. Des images montrent également des soldats en uniforme jetant des pierres sur des manifestants depuis le toit du bâtiment du Parlement.
Les forces de l'ordre, ces émeutiers...
Il pourrait même être injuste de comparer cette situation à celle du passage à tabac de Rodney King – qui, après tout, était simplement un incident de la part de policiers qui n’avaient pas réalisé qu’ils étaient filmé. Ce qui s’est passé vendredi et samedi dernier (18 et 19 décembre) était plus proche de l’assaut mené par la police de Chicago contre les manifestants opposés à la guerre du Vietnam durant la convention démocrate de 1968 – si l’attaque avait eu lieu à l’époque de Twitter et Youtube. L’assaut de Chicago a été décrit par une commission indépendante comme «une émeute de la police»; les actions militaires égyptiennes pourraient être un jour qualifiées d’ «émeute de l’armée».
Les répercussions de ces violences, qui ont démarrées le 15 décembre, pourraient être dramatiques. Au moins 13 manifestants sont morts, et des centaines blessés. Le bâtiment du Parlement, malgré tous les efforts des manifestants, est resté debout, mais deux bâtiments gouvernementaux à proximité ont été incendiés – y compris l’Institut d’Egypte, qui abritait des milliers de livres et de manuscrits rares.
Les raisons de la colère
La cause de cette flambée de violence dans les rues reste un sujet de spéculation et la réponse diffère selon l’interlocuteur. Des militaires affirment qu’un des manifestants, qui campaient depuis plus d’une semaine devant le parlement près de la place Tahrir, a attaqué un officier. Des manifestants affirment que l’un d’entre eux a été sauvagement battu par des soldats devant le Parlement. Quelque soit l’étincelle, l’antipathie qui règne depuis longtemps a provoqué une escalade immédiate. Le vendredi (16 décembre), des manifestants en colère attaquaient tous les bâtiments gouvernementaux qu’ils voyaient, alors qu’un groupe d’hommes en uniforme et en civil jetaient des pierres, des bouteilles, et peut-être des instruments de cuisine et du matériel de bureau depuis le cinquième étage, sur la foule rassemblée en dessous.
Parmi les forces activistes, il y a eu un durcissement, une certitude qu’il fallait traiter avec le Conseil suprême des forces armées (CSFA) exactement comme avec Hosni Moubarak – chassé immédiatement du pouvoir, sans exception ni période de grâce. C’est Ahdaf Soueif, écrivaine et militante égyptienne, qui a su le mieux saisir ce sentiment dans un éditorial dans le Guardian, décrivant la lutte actuelle comme la confrontation finale avec le cœur -non réformé- du régime Moubarak.
«Maintenant, notre révolution est engagée dans une lutte de fin de partie avec l’ancien régime et les militaires», écrit Ahdaf Soueif. «Le message est: Tout ce contre quoi vous vous êtes élevés est ici, en pire. Ne mettez pas vos espoirs dans la révolution ou le Parlement. Nous sommes le régime, et nous sommes de retour».
Dans un contexte d'élections législatives
A en juger par l’attitude des militaires, il semblerait que le CSFA, lui aussi, en ait assez. Ce n’était pas une opération de sécurité professionnelle ou dépassionnée; il y avait vraiment de la méchanceté et de l’animosité dans le comportement des soldats. Les deux parties en conflit semblent se haïr, et il est difficile d’imaginer l’une des deux reculer. Etonnement, tout cela arrive en plein milieu d’une élection législative qui semble se dérouler selon le calendrier établi et avec un minimum de violations graves. Le deuxième tour des élections a commencé mercredi 21 décembre, et le taux de participation reste élevé.
Le parti Liberté et Justice des Frères musulmans arrive en tête avec 40 pour cent des votes, suivi par le parti salafiste Al-Nour – c’est lui qui créé la véritable surprise de ces élections. Le Bloc égyptien, la plus forte coalition libérale/laïque arrive en troisième position.
Au delà des élections, le diktat militaire
Le fossé qui s’est creusé entre ce que l’on peut qualifier de meilleures élections en Egypte depuis des générations, et la violence sauvage qui a submergé le centre-ville, est totalement surréaliste. Sur la place Tahrir, il est difficile de croire que les élections peuvent aboutir à un vrai changement du pouvoir actuel en Egypte, aussi longtemps que le CSFA reste au pouvoir. En dehors, il est difficile de croire que de nouvelles confrontations dans les rues puissent déboucher sur quelque chose de positif. Les forces armées ont commencé à séparer la place Tahrir du reste de la ville du Caire, érigeant des barrières de fortune en béton dans de nombreuses rues, ajoutant ainsi une forme physique et visible à cette coupure psychologique, et rendant encore plus inextricables les terribles embouteillages du Caire.
Lundi 19 décembre, le général Adel Emara, membre du CSFA, a tenu une conférence de presse télévisée pour répondre aux accusations de fautes graves des militaires. Sa performance, et celle de son auditoire soigneusement choisi, est intéressante à étudier de plus près. Les correspondants étrangers ont été informés que la conférence n’était destinée qu’aux médias locaux. Un journaliste qui y a assisté m’a dit que la salle était remplie en partie par des employés du service de l’information du gouvernement.
Le général Emara a accusé plusieurs fois les manifestants d’incitation à la violence en ayant attaqué des soldats et menacé de détruire le bâtiment du Parlement. Il s’est félicité de «la retenue» montrée par les soldats égyptiens dans l’exercice de leur fonction. Il a aussi reconnu l’attaque de la jeune femme en partie dévêtue, mais il a dit que les observateurs «ne connaissaient pas toutes les circonstances». Il n’a pas vraiment défini quelles circonstances justifient le fait qu’un homme piétine la poitrine d’une femme sans défense et à moitié dévêtue.
La ligne rouge a été franchie
Lorsqu’une journaliste drapée dans une écharpe hijab bleue a demandé que l’armée présente ses excuses à toutes les femmes égyptiennes pour les attaques répétées contre des manifestantes, le général Emara a simplement répondu que les incidents faisaient l’objet d’une enquête. Puis il a lancé une bombe, annonçant qu’il venait tout juste de recevoir des renseignements indiquant un complot imminent pour incendier le Parlement. Cela ressemblait fort à une tentative de diversion, car les alentours du Parlement étaient plutôt calmes à ce moment là. A la fin, le général Emara a demandé sympathie et soutien pour les soldats égyptiens assiégés.
«Ces héros de l’armée ont notre gratitude pour ce qu’ils font pour le bien de la nation. L’Histoire s’en rappellera», a-t-il dit. «Ils sont la fierté de la nation, les meilleurs soldats sur terre. Puisse Dieu protéger l’Egypte et son peuple des conflits et conserver un drapeau égyptien flottant haut».
Ensuite, chose incroyable, la moitié de la salle a applaudi à tout rompre à cette déclaration finale du général Emara, tandis que les journalistes placés dans les premiers rangs se sont retournés pour voir qui applaudissaient.
Le fossé se creuse entre Tahrir et le reste de l'Egypte
Que va-t-il se passer maintenant? Probablement la même chose qu’avant – d’autres élections et plus de violences concomitantes. Le résultat final sera un élargissement du fossé psychologique qui définit l’Egypte post-révolution. Les manifestants de la place Tahrir ont l’air tout à fait à l’aise avec la possibilité d’être en décalage avec l’opinion nationale. Une coalition de groupes activistes a appelé à une manifestation massive vendredi 23 décembre pour demander le départ immédiat du CSFA. Un indicateur potentiel: des milliers de manifestants, pour la plupart des femmes, ont défilé mardi 20 décembre au Caire pour protester contre l’usage apparemment systématique de la violence contre les femmes.
La vidéo accablante a déjà coûté aux généraux leur crédibilité internationale. La Haut Commissaire aux droits de l’Homme de l’ONU, Navy Pillay, a qualifié les images venant d’Egypte d’ «extrêmement choquantes». La secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, a déclaré que le comportement des militaires «déshonorait la révolution, couvrait de honte l’Etat et son uniforme, et n’était pas digne d’un grand peuple». L’ancien porte-parole du département d’Etat américain, P.J. Crowley a été encore plus direct, il a envoyé un message Twitter qui disait: «La poursuite par les militaires égyptiens de leurs propres intérêts politiques se fait au détriment de leurs relations avec le peuple égyptien».
Fait troublant, l’armée pourrait ne pas être seule à perdre le contrôle d’elle-même. Une dangereuse vague nihiliste n’a cessé de se glisser dans les rangs des manifestants, et elle est maintenant à son apogée. Le 16 décembre, j’ai observé, mal à l’aise, de jeunes manifestants applaudir l’incendie du bâtiment abritant l’Autorité générale des routes et des ponts, un bâtiment totalement inoffensif dont le seul crime était de représenter le gouvernement.
Peut-être que le moyen le plus sûr pour le CSFA d’amoindrir la colère des rues du Caire est d’accélérer son départ du pouvoir et de le remettre à des dirigeants civils – ce qui est actuellement prévu pour juin 2012. C’est une option qui a déjà été approuvée par l’ancien premier ministre Essam Sharaf, parmi d’autres. Mais à en juger par le comportement haineux des soldats de l’armée la semaine dernière et par le blocage du général Emara, les militaires égyptiens ont été poussés jusqu’à leurs derniers retranchements et ils continueront, plus probablement, à durcir leur position plutôt qu’à faire des concessions.
Ashraf Khalil
Foreign Policy [Traduit par Sandrine Kuhn]
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