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Des missionnaires turcs en Afrique
Depuis plusieurs dizaines d'années, la Turquie ouvre des écoles un peu particulières dans le monde entier, dans l'espoir d'en faire les viviers d’une future élite locale, turcophone et turcophile.
Nous sommes en 2009, au Kenya. En visite d’Etat, le président turc Abdullah Gül est ravi, et pas du tout dépaysé. Il est même un peu «chez lui», dans cette école de Nairobi où de jeunes Africains, musulmans pour la plupart, lui parlent en turc.
Les élèves entonnent des chansons et esquissent les danses anatoliennes que leurs professeurs leur ont apprises. Des chants très typiques, ceux-là mêmes qu’Abdullah Gül et tout le peuple turc scandent, eux aussi, à l’école et lors des fêtes municipales à Ankara, Izmir, Edirne ou Samsun, dans toute la Turquie.
En écoutant ces jeunes Africains reproduire ces mélodies anatoliennes, le Président Gül est ému. Emu et fier, assurément, que la voix de la Turquie porte si loin.
«Un parallélisme peut être dressé avec ce que les colonisateurs européens faisaient autrefois en Afrique. L’Européen moyen peut être surpris de voir de "petits blacks chanter en turc", mais en quoi cela est-il plus choquant que lorsque ces même blacks chantaient autrefois des chansons populaires bretonnes ou irlandaises?» interroge Bayram Balci.
Des écoles en Afrique pour asseoir la puissance turque
Cela fait plus de 15 ans que ce chercheur franco-turc étudie, sur le terrain, les écoles de la confrérie turque de Fethullah Gülen, ces «jésuites de l’islam turc» ainsi qu’il fut le premier à les qualifier dans sa thèse en 2001.
La confrérie Gülen est le volet spirituel de la nouvelle volonté de puissance turque dans le monde. En Afrique, la méthode est la même que celle éprouvée auparavant en Asie centrale, par exemple. La confrérie ouvre des écoles dans les pays où les entrepreneurs turcs conquièrent des marchés. Ces derniers, souvent membres de cette mouvance mais pas toujours, financent ces établissements dans l’idée d’en faire les viviers d’une future élite locale, turcophone et turcophile.
Ainsi, l’un des plus importants hommes d’affaires turcs, Ishak Alaton, reconnaît avoir «tout à fait naturellement» aidé à l’ouverture des «écoles Gülen» en Russie, pays dans lequel son entreprise Alarko est extrêmement présente.
Le gouvernement turc, quant à lui, se porte garant du sérieux de ces écoles auprès du gouvernement local. L’équipe au pouvoir à Ankara aujourd’hui approuve l’action et la philosophie de cette confrérie, laquelle continue toutefois de susciter méfiance et suspicion des gardiens du kémalisme, au sein de l’armée et des milieux intellectuels en particulier.
«La Turquie a changé, elle a des rêves de grandeur; elle a déployé cette puissance d’abord dans son "pré carré" —le monde turcique, les Balkans, le Caucase— et elle procède maintenant à la même chose en Afrique, même s’il ne faut pas non plus exagérer le phénomène. La présence turque en Afrique est encore assez embryonnaire», explique Bayram Balci.
En 2008, lors du premier sommet turco-africain, le Premier ministre turc Tayyip Erdogan a lancé un appel aux «hommes d’affaires et associations turcs pour se tourner vers le continent africain».
Former les «jésuites de l'islam turc»
Dans cette logique de «joint-venture» entre le spirituel, l’économique et le diplomatique, les écoles de Fethullah Gülen ont essaimé dans huit pays d’Afrique: au Nigeria, en Ouganda, au Gabon, au Malawi, mais surtout au Sénégal, au Burkina Faso, au Kenya et au Mali. Les registres de la confrérie, tenus régulièrement à jour, évaluent à un peu plus de 13.000 le nombre d’enfants et d’adolescents africains qui y sont scolarisés.
Né à l’est de la Turquie, l’homme qui a donné son nom à cette mouvance, Fethullah Gülen, est un imam turc âgé de 72 ans, actuellement malade et sans héritier. Il vit aux Etats-Unis depuis 1999. Ses ennemis l’accusent d’être un agent de la CIA. Ce qui est sûr, c’est qu’il participe au dialogue inter-religieux prôné par Barak Obama. Car ce qui caractérise Fethullah Gülen, c’est sa volonté de penser modernité et islam.
«On sent chez lui, explique Bayram Balci, un besoin d’interpréter l’islam selon un contexte et des besoins contemporains, différents de ceux du temps du Prophète.»
Une démarche soutenue par des centaines de milliers de Turcs. Les «Fethullahci», ainsi qu’on surnomme ses «afficionados», (ses «séides» diront ceux qui s’en méfient, pointant du doigt la quasi-absence des femmes dans la direction du mouvement) se sont mobilisés en 2008 pour élire leur Guide «penseur le plus influent de l’année» sur le site de la revue Foreign Policy.
«Entre fantasme et réalité, le mouvement Gülen dont les membres tendent plutôt à se définir comme une école de pensée (…) est doté d’un mode d’organisation moderniste», écrit la chercheuse française Gabrielle Angey —d’où le terme de «néoconfrérie» qu’utilisent certains analystes.
Un réseau international pour «ré-islamiser» les populations
Elle détaille la force de ce «réseau social qui s’étend désormais dans le monde entier. Et comprend une chaîne de télévision, un quotidien, une fondation intellectuelle, un syndicat patronal et une association humanitaire». Et… des écoles donc, «plutôt que des mosquées». A ce jour, ces écoles sont devenues la «marque», le «label» de la mouvance Gülen dans 120 pays. Avec toujours les mêmes règles.
L’éthique est religieuse mais pas l’enseignement, qui reste d’ordre général, en Afrique comme ailleurs. Trois langues sont au programme: la langue locale pour adhérer aux valeurs du pays, l’anglais pour suivre la mondialisation et le turc pour obtenir le soutien des hommes d’affaires et du gouvernement turcs.
En revanche, des réunions et discussions religieuses, durant lesquelles on souscrit aux thèses créationnistes, peuvent être tenues par la confrérie mais en dehors de l’école, avec l’idée de «ré-islamiser» les populations locales.
«Pas question d’islamiser les Japonais par exemple, ce serait trop dangereux; s’ils peuvent cependant "ré-islamiser" des élèves de confession musulmane, ils le feront mais de manière subtile», précise Bayram Balci.
La visite du président turc au Kenya ne laisse pas de doute sur l’utilité du travail de terrain effectué par les Fethullahci en Afrique. La création des écoles turques a accompagné l’ouverture de plusieurs dizaines de nouvelles ambassades et consulats à travers le continent.
De fait, l’AKP (Parti de la justice et du développement, islamo-conservateur) au pouvoir à Ankara, partage avec cette confrérie la même volonté de lier islam et modernité. En revanche, il semblerait que l’influence de Fethullah Gülen fasse de l’ombre, sur un plan plus personnel, au Premier ministre turc, Tayyip Erdogan.
Mais, conclue Bayram Balci, ne surestimons pas l’influence turque en Afrique, gouvernement et confrérie Gülen confondus:
«C’est aussi le côté "fun" qui guide les Turcs. Regardez, on est tellement ouverts sur le monde, suggèrent-ils, qu’on va même en Afrique, comme les ONG occidentales.»
Avec l’espoir de créer des élites locales bien disposées à l’égard de la Turquie, mais avec le risque aussi que l’identité turco-islamique ne se dilue au contact de l’Afrique.
Ariane Bonzon