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L'étrange destin des Sud-Soudanais de Khartoum
Ils ont vu, ils ont été déçus, ils sont revenus. Entre octobre 2010 et octobre 2011, environ 350.000 Sud-Soudanais vivant au nord sont partis s’installer dans leur nouveau pays. L’effervescence de l’indépendance terminée, plusieurs milliers d’entre eux ont rebroussé chemin pour le nord. Désenchantés.
Mise à jour du 6 janvier 2012: Plus de 3 000 personnes ont été tuées dans des violences interethniques la semaine dernière au Soudan du Sud, selon un responsable local. Un bilan qui en ferait les pires tueries de l'histoire de ce jeune Etat fragilisé par les rivalités tribales.
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Scarifications caractéristiques des Nuairs (la seconde ethnie du Soudan du Sud) sur le front et une propension à sucrer, au-delà du raisonnable, son thé, Paul (le prénom a été modifié) ne dépareille pas au milieu de ses compatriotes sud-soudanais dans l’enceinte de l’Eglise épiscopale du centre-ville de Khartoum. Seule différence: lui, il a été là-bas, au Soudan du Sud. Ici, revoir leur «terre natale», ils en rêvent tous, en dépit des embûches. Paul, lui, est passé du rêve au cauchemar.
Explosions de mines et embuscade
L’ingénieur en physique est arrivé à Bentiu, la capitale de l’Etat d’Unité, le 27 août, avec sa femme et ses trois enfants. Il se souvient:
«Le premier jour, j’ai entendu trois explosions de mines. Le second jour, deux explosions. Des rebelles et des soldats du SPLA [armée du Soudan du Sud] s’affrontaient. C’est un affrontement qui a pour origine une opposition tribale. Pour atteindre mon village, il me fallait faire trois jours de marche parce que toutes les routes étaient bloquées. Mais c’était trop dangereux. J’ai trouvé un travail comme professeur dans une école, un peu à l’écart de la ville. Un jour, je suis tombé dans une embuscade sur le chemin. J’ai décidé de rentrer à Khartoum.»
Une chose est sûre, ses enfants n’iront pas là-bas. Ils cherchent à les envoyer étudier en Ethiopie ou en Ouganda.
L’insécurité est la première des raisons évoquées pour justifier le retour dans le nord. Les luttes tribales ou encore la présence de groupes armés dissidents au gouvernement de Juba (capitale du Soudan du Sud) sont des phénomènes essentiellement concentrés dans les Etats du nord du Soudan du Sud: Nil supérieur, Unité et Bahr al-Ghazal occidental et septentrional. «Nous estimons que 12% des Sud-Soudanais originaires de ces zones reviennent au nord», avance Ismail Ibrahim, expert auprès de l’agence du Ministère des Affaires humanitaires soudanais en charge de la question des déplacés.
«C’est la forêt !»
Le choix de revenir au nord, principalement à Khartoum, n’est pas seulement lié à la crainte de perdre la vie. C'est également une question de confort:
«J’ai envoyé ma femme et mes sept enfants en décembre. Nous vivons dans l’Etat d’Unité. Là-bas, il n’y avait rien: ni eau, ni électricité, ni école. C’est la forêt! Je m’attendais à une situation difficile, mais le gouvernement ne semble pas avoir eu la volonté de développer le pays. Au nord, le pays est plus ou moins civilisé.»
A 42 ans, James Rabe, ingénieur en mécanique, exige la «stabilité» avant d’envisager de s’installer au Soudan du Sud.
Thoan Khan Giel est un jeune Sud-Soudanais, étudiant dans le collège select Comboni, au centre-ville de Khartoum. Il n’a jamais été au Soudan du Sud. Et n’imagine pas y aller de si tôt:
«Il s’agit de prendre son temps. Je dois d’abord terminer mes études d’ingénieur. Là-bas, il y a des universités mais pas d’électricité, or j’ai besoin de lumière pour lire la nuit. Mais quand j’aurai mon diplôme, je pourrai apporter mes connaissances à mon pays.»
Son ami, Deng Makoi approuve ce discours pragmatique et ajoute: «En plus, au Sud on peut attraper le paludisme.»
Une lutte des classes revisitée
Ingénieur en physique, en mécanique, professeur, étudiant dans un collège privé. Le point commun de tous ceux qui sont revenus du Soudan du Sud ou qui n’ont pas hâte d’y aller est d’appartenir à la classe aisée des Sud-Soudanais du nord.
Dans les quartiers pauvres, où vivent la majorités des exilés sudistes, ce discours réticent envers la «mère-patrie» ne passe pas.
«Des gens qui reviennent, ça n’existe pas. C’est la propagande du gouvernement de Khartoum!», ose même Garang Akog Madi, qui a été député sudiste de 1995 à 2010.
Ces Sud-Soudanais n’ont pas de quoi se payer un voyage pour le Soudan du Sud (entre 167 et 277 euros). Les gouvernements des deux Soudan et l’Onu organisent des rapatriements gratuits par trains ou bateaux, mais ces transports partent au compte-goutte et l’attente dure plusieurs mois.
Durant un service religieux à l’église anglicane d’Al-Youssef, à l’extrême est de Khartoum, un pasteur évoque la parabole de Job avant d’expliciter sa pensée à ses ouailles: «Vous pouvez choisir de rester ou de partir [au Soudan du Sud], mais vous devez assumer votre choix. Vous ne pouvez pas revenir en arrière.» Ici, à la fin de chaque messe, les croyants prient pour les familles qui sont sur le point de partir.
Moins virulent, Emmanuel Natania, du conseil des Eglises (association qui regroupe toutes les Eglises chrétiennes de Khartoum), explique que les personnes qui reviennent ne se sont pas assez préparés: «Leur plus grosse erreur a été de passer directement d’une vie citadine à une vie rurale. Ceux qui partent devraient d’abord s’installer dans les villes comme Juba pour s’habituer.»
Départ programmé le 9 avril 2012
Riches ou pauvres, les Sud-Soudanais du nord savent que leur situation est suspendue aux négociations politiques qui se jouent au plus haut niveau entre Khartoum et Juba. Officiellement d’ici le 9 avril, tous les Sud-Soudanais devraient avoir quitté le territoire.
«Après cette date, ils vont sûrement être considérés comme des étrangers au même titre que les Ethiopiens, ou les Européens», croit savoir un de ses membres.
Mais encore faut-il que ces Sud-soudanais aient des papiers à fournir pour s’enregistrer comme étrangers. «Nous mettons tout en oeuvre pour que d’ici avril, les Sud-Soudanais du nord puisse obtenir des documents. L’idéal serait qu’ils puissent bénéficier du même accord que les Egyptiens qui ont des facilités de circulation au Soudan», espère Philippa Candler, responsable adjointe au sein du service Protection du Haut commissariat aux réfugiés (HCR) de Khartoum. Depuis le début des conflits au Kordofan sud et au Nil bleu, les négociations sont au point mort.
Mathieu Galtier
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