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Visite officielle de Rached Ghannouchi en Algérie le 21 novembre 2011. AFP/FAROUK BATICHE
Visite officielle de Rached Ghannouchi en Algérie le 21 novembre 2011. AFP/FAROUK BATICHE

«Ghanouchi Dream» en Algérie

«The Ghannouchi way of life.» Le leader islamiste tunisien, en visite au pays, fait rêver les islamistes soft algériens:le pouvoir est-il donc possible après la défaite?

Le cas algérien a été inaugural dans le monde arabe ces deux dernières décennies: des islamistes en arme, vaincus, mais des islamistes soft assimilés pendant que les islamistes en armes sont toujours pourchassés. Cela s’appelle la «Réconciliation nationale avec lutte anti-terroriste». Depuis le coup d’Etat de 1992 et l’annulation du processus électoral par les généraux janviéristes, le régime algérien a donc opté pour une formule d’assimilation en  douce. Le Front islamique du Salut a été certes dissous mais très vite remplacé par deux «incarnations» domestiques : le MSP (le Mouvement de la société pour la paix Mahfoud Nahnah en 1990) et quelques concurrents comme El Islah, la Réforme (plus radical). Le but était évident: faire passer le message que le pouvoir ne peut pas être pris ni par les urnes, ni par les armes, mais seulement par petites concessions.

Du coup, le MSP est vu comme l’un des acteurs du triptyque politique qui soutient Bouteflika depuis une décennie (le FLN ex-parti unique, le RND parti barrage contre les islamistes crée durant les années 90 et le MSP parti des islamistes sans armes et sans grandes ambitions avouées). Les islamistes étaient donc devenus assimilés, aliénés, soumis et convaincus. Du moins jusqu’aux élections de la constituante tunisienne et la fuite de Ben Ali. Du coup, le rêve d’un Etat islamiste est de retour, en douce, en murmure, dans les rêves mais au bout des lèvres des Algériens semi-barbus.

Pas la version «sauvage» des GIA (groupe islamique armé) et GSPC (groupe salafiste pour la prédication et le combat) et autres groupes armés pour imposer le Califat de Dieu, ni celle des Iraniens en crise et en hystérie, mais celle plus soft, plus mondaine internationalement des Turcs de l’AKP.

Trois jours d’amitié

Le Samedi 19 novembre, Rachid Ghannouchi, le leader islamiste tunisien arrive en Algérie sur invitation discrète de la Présidence. Le bonhomme n’est ni un chef d’Etat, ni un ministre, ni un officiel, mais sera accueilli comme tel, pour une vraie visite d’Etat de trois jours. L’honneur fait au vainqueur s’explique par le voisinage, l’histoire, la nécessité mais aussi par les souvenirs: Ghannouchi était l’un des rares proches de Bouteflika à l’époque où Bouteflika traversait le désert à pied, sans statut, en exil et dans l’anonymat de ses nostalgies et bien avant de revenir en Président. C’est ce qui explique le mot «visite d’amitié» qui a servi d’explication quasi-officielle. Du coup, la visite devient des retrouvailles dont l’intensité étonna la presse algérienne qui n’a pas su interpréter cette «chaleur» entre les deux hommes.

Ghannouchi n'oublie pas ses frères algériens

Les islamistes du MSP seront cependant sur l’agenda de Rachid Ghannouchi et pour une longue réunion de plusieurs heures, en milieu de semaine, au siège du parti, à Alger. Selon les comptes rendus de la presse, il s’agit d’une véritable séance d’échanges de conseils et de vues, d’expérience et de driving et de mentoring. Une union du Maghreb islamiste en vue en attendant les prochaines législatives marocaines qui donne là aussi les islamistes comme favoris? Possible. Selon les journaux, les islamistes algériens ont surtout expliqué au leader d’Ennahda qu’il faut aller doucement, ne pas s’accaparer les gros portefeuilles dans le gouvernement, faire la différence entre un ministre et un militant du parti, ne pas heurter, ne pas brusquer, ne pas hâter et ne pas trop dire. Dans le registre, le MPS a une longue expérience de parti obéissant: depuis la défaite du FIS, les islamistes algériens savent courber l’échine quand il le faut et passer les deals les plus inattendus pour survivre dans les marges. Cela s’appelle de l'«entrisme» pour les détracteurs et un «soutien critique» pour les sympathisants.

Le «Tu ne feras point… » des islamistes algériens

En Algérie, le MSP ne dénonce jamais le gouvernement, ni la Présidence et encore moins le DRS (département du renseignement et de la sécurité), alias «les gens de la décision» comme les appelle le leader du MSP, Bouguerra Soltani. Le MSP ne démissionne pas pour protester, ne diffuse pas des communiqués de condamnation et n’oblige pas ses ministres (Deux, El-Hachemi Djaâboub et Amar Ghoul, ministre des Travaux public, le second ministre du Commerce), ne manifeste pas et juge le printemps arabe de loin et avec le bout des lèvres. Le MSP participe à toutes les élections et se tait sur les grandes questions. A Rachid Ghannouchi, les conseils ont été donc brefs, clairs et bien résumé lors de cette fameuse rencontre:  

«Il ne faut pas se précipiter dans la prise de décisions, ne pas chambouler la vie de tous les jours des Tunisiens et ne pas déstabiliser tout ce qui existe actuellement en Tunisie» aurait précisé les leaders islamistes algériens à l’enfant gâté de la révolution tunisienne.

«Il faut travailler à la stabilité du pays, aller doucement dans la gestion et impliquer l’ensemble des forces politiques en présence et ne pas marginaliser les gens pour leur appartenance idéologique».

En, trois, «il faut rechercher le consensus et ne pas accaparer tous les ministères importants du gouvernement».

En un mot: attendre. Longuement, des années s’il le faut et ne jamais trop s’impliquer et s’afficher, seul.

A son tour, Ghannouchi aurait fait passer le message de sa visite et le rêve de sa vie: on peut réussir à avoir le pouvoir en étant islamiste. De quoi rappeler aux islamistes algériens  leur rêve de jeunesse. Eux qui ne pensaient plus aller plus loin, sur le chemin de la république musulmane, que deux ou trois ministères chaque décennie, quelques centaines de bars fermés, un chrétien ou deux arrêté et quelques lois proches de la charia, comme acquis.

Le second message de Rachid

Sensible à l’effet de son image, le leader d’Ennahda a cependant pris un soin diplomatique à ne pas trop faire gonfler les ambitions locales de ses «frères» idéologiques.

«Nous ne sommes pas ici pour exporter la révolution tunisienne qui, de toutes les manières n’est pas destinée à être exportée, encore moins pour l’Algérie qui est elle-même un pays de la Révolution» dira-t-il d’emblé, lors de ses premiers pas en Algérie, ce pays qui l’a accueilli durant les années 1980 avant de le forcer à s’exiler encore plus loin que Tunis, vers Londres où il servira de conseiller au FIS algérien.

Le message était destiné à l’actuel régime algérien qui ne veut pas de révolution chez lui, sauf celle qui a chassé la France ou nationalisé les terres et qui ne veut pas de putsch islamiste. Le but idéologique du voyage? Ghanouchi sera précis: «Nous souhaitons en revanche exporter notre modèle islamiste». L’explication de l’énigme? Simple:

«C’est un modèle serein qui se démarque de la pratique du terrorisme et du racisme. Notre modèle favorise également l’art et la création et se démarque complètement des appréhensions soulevées ici et là par des démocrates au sujet de l’islamisme politique».

A la fin, on aura compris pourquoi Rachid Ghanouchi a consacré trois jours de son temps désormais plus que précieux à visiter les gens d’Alger: dire aux islamistes algériens «que c’est possible», dire aux militaires qu’on ne veut rien exporter chez vous, dire aux deux que les touristes algériens sont les bienvenus chez nous comme il le répètera au siège du MSP, dire au reste du monde qu’il s’agit d’une révolution à l’intérieur de l’islamisme politique, et dire que Bouteflika est mon ami et dire qu’on peut être bon voisin entre des militaires qui ont chassé des islamistes et des islamistes qui prennent la place d’un dictateur chassé par son peuple.

Dans le compte-rendu, les seuls détails qui manquent se sont les conseils de Ghannouchi aux islamistes algériens. On n’en sait rien ou seulement ce que l’on devine: comment on peut prendre le pouvoir sans prendre de risque, faites les élections pas la révolution, «ayez de l’argent, pas des idées»…etc.  

Qu’en pensent les démocrates algériens?

Les démocrates algériens, les victimes des islamistes, les progressistes, les laïcs, les indifférents et les lutteurs d’idées et de classes ont décodé la visite comme un bon cadeau fait aux islamistes par la présidence. Genre: voila les gens que j’aime et que vous devriez aimez un jour, vous le peuple.

«Un geste malvenu dans ce contexte de volonté et de désir de changement vers plus de liberté et de démocratie dans le monde arabe et au Maghreb. Ce qui apparaît comme une volonté de recomposer la scène politique à la lumière des «révolutions» détournées en accordant un peu plus d’espace aux islamistes pour renforcer leurs rangs dans la région. Partant de cela, c’est une chance inespérée pour les frères musulmans algériens éparpillés et en hibernation de se réveiller à l’approche d’une importante échéance électorale.» conclura un journaliste de liberté, cette semaine.


Kamel DAOUD

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Kamel Daoud est chroniqueur au Quotidien d’Oran, reporter, écrivain, auteur du recueil de nouvelles Le minotaure 504 (éditions Nadine Wespieser).

Ses derniers articles: Djihadistes, horribles enfants des dictatures!  Verbes et expressions du printemps arabe  Le 11-Septembre de l'Algérie 

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