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Des manifestants à Al-Hoceima le 30 octobre 2016. FADEL SENNA / AFP
Des manifestants à Al-Hoceima le 30 octobre 2016. FADEL SENNA / AFP

Le Maroc n'est pas au bord d'une révolution, mais le roi doit écouter le peuple

La mort atroce d'un vendeur de poisson le 28 octobre a poussé des milliers de Marocains dans les rues. Mais Mouhcine Fikri n'est pas le Mohamed Bouazizi marocain.

Dans quelques décennies, les livres d'histoire retiendront-ils l'expression «Printemps arabe» au singulier ou au pluriel? Pour le moment, les deux orthographes sont utilisées. Les révolutions de 2011 ont changé en l'espace de quelques mois le visage de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Mais, de la Libye au Yémen en passant par Bahreïn, les similitudes des mouvements sociaux qui y ont secoué ou jeté à bas des régimes étaient aussi fortes que leurs disparités. 

Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi se suicide en s'immolant par le feu devant le gouvernorat provincial de la ville de Sidi Bouzid dans le centre de la Tunisie. Vendeur ambulant, il avait vu sa marchandise saisie par des autorités locales corrompues le même jour. Son geste de désespoir et sa mort ont d'abord déclenché la colère de la population de Sidi Bouzid, puis, par milliers des citoyens sont descendus dans les rues dans toute la région du centre du pays, marginalisée depuis des années par des autorités peu soucieuses de redistribuer les richesses. Ce grain de sable transformé en tempête est à l'origine de la révolution qui a chassé le dictateur Ben Ali du pouvoir.

YouTube propage la colère

Dans l'énumération des faits, la similitude avec les manifestations qui se multiplient ces derniers jours dans la région du Rif, dans le nord du Maroc, saute aux yeux. La raison de leur colère est la mort aussi tragique qu'atroce de Mouhcine Fikri, un vendeur de poisson, le 28 octobre. Ce quidam, tentait de récupérer sa marchandise jetée dans une benne à ordures par des agents de la ville d'Al-Hoceima, quand il a été happé par la machine. La vidéo de son décès a été publiée sur YouTube et a été vue plusieurs centaines de milliers de fois.

Dimanche 30 octobre, des milliers de personnes ont participé aux funérailles du jeune homme, et le soir même, une marée humaine a envahi le centre-ville d'Al-Hoceima. «Criminels, assassins»«Arrêtez la hogra (l'arbitraire)», ou encore «Écoute makhzen (palais royal), on n'humilie pas le peuple du Rif!»scandaient notamment les milliers de manifestants selon l'AFP.

Le mardi 1er novembre au soir, des milliers de personnes ont de nouveau manifesté leur indignation à Al-Hoceima, mais aussi à Imzouren, la petite ville où vit la famille de Mouhcine Fikri et où a été enterré ce dernier. Des rassemblements ont également eu lieu à Casablanca, Rabat ou Marrakech. 

«À Rabat le sit-in de protestation s'est transformé en une marche rassemblant des centaines de personnes: "En un mot: cet Etat est corrompu", chantent les manifestants», écrit un internaute marocain sur Twitter.

Comme le centre de la Tunisie, le Rift est une région plutôt pauvre, qui a longtemps été abandonnée par le pouvoir central –bien que contrairement à son père, le roi Mohammed VI y a lancé de nombreux programmes économiques et sociaux. 

«Le régime est bien établi»

Tracer des parallèles entre Mouhcine Fikri et Mohamed Bouazizi est donc facile. Les deux hommes représentent le petit peuple face à une administration corrompue. Ils sont issus de régions défavorisées et leur mort aussi triste que spectaculaire a choqué les esprits et poussé la population dans la rue. Mais le Maroc n'est pas la Tunisie. Al-Hoceima n'est pas Sidi Bouzid. 

«Le parallèle est totalement déplacé. En 2011 en Tunisie, il y avait un dictateur vieillissant avec une partie de son élite qui commençait à s'en détacher. Au Maroc, le roi est aimé des Marocains et des élections législatives, qui s'y sont déroulées de manière très démocratique, viennent d'avoir lieu. Le régime est bien établi», analyse Jean-Noël Ferrié, directeur de Sciences-Po Rabat. 

En février 2011, une frange de la population marocaine était descendue dans la rue, poussée par le souffle du Printemps arabe. Emmenés par le Mouvement du 20-février, les manifestants dénonçaient les inégalités, le coût de la vie, et demandaient aussi, simplement, plus de libertés. D'abord tolérés par le régime à la fin de l'hiver 2011, les rassemblements d'opposants ont peu à peu été réprimés par les forces de l'ordre jusqu'à déboucher sur un pic de violence au mois de mai et au décès de Kamal Ammari, un manifestant, tabassé à mort par la police à Safi.

Mais plutôt que de s'arc-bouter au risque de se faire déborder, la monarchie avait répondu à la contestation par une réforme de la Constitution et l'organisation d'élections législatives anticipées. Une réponse concrète du souverain qui avait satisfait l'opinion publique. Le Parti de la justice et du développement (PJD), qui représente les islamistes, avait empoché la mise en remportant le scrutin national organisé au mois de juillet 2011. Abdelilah Benkirane, le leader du PJD, avait été ensuite nommé au poste de Premier ministre par le roi. Le PJD a de nouveau remporté les législatives d'octobre 2016. 

La police mais pas le roi

En fait, le régime marocain n'a jamais été attaqué frontalement par les manifestants marocains. En 2011, comme aujourd'hui lors des rassemblements dans le Rif. 

«En 2011, pour unir les rangs dans le cadre du Mouvement du 20 février, les acteurs se sont autolimités, ils ont évité de s'attaquer frontalement à la monarchie, sachant que certains voulaient une république, d'autres une monarchie parlementaire, etc., explique Mounia Bennani-Chraïbi, spécialiste des mouvements sociaux dans le monde arabe à l'Institut d'études politiques et internationales de Lausanne. En Tunisie ou en Égypte, des mouvements organisés ont été dépassés par la rue, mais pas au Maroc», ajoute-t-elle. 

Le tableau est toujours sensiblement le même cinq ans plus tard au royaume de Mohammed VI.

«Contrairement à la Tunisie en 2011, le régime marocain a vite réagi en dépêchant sur place le ministère de l'Intérieur, puis en arrêtant huit personnes en lien avec la mort de Mouhcine Fikri. La population se sent libre de manifester, les gens ne descendent pas dans la rue dans la peur. La colère des gens est plus tournée vers l'administration policière mais pas vers le roi. Au Maroc, on peut avoir cette nuance», note le politologue Jean-Noël Ferrié. 

«Le Marocain moyen se sent injustement traité»

Dans le jeu des plaques tectoniques d'Afrique du Nord, le Maroc n'est pas une île isolée pour autant. La «hogra», slogan central des manifestations du Rif depuis quelques jours, désigne l'injustice, les abus du pouvoir et l'humiliation endurés par les citoyens. Un sentiment qui n'est peut-être pas uniquement tourné vers les forces de l'ordre ou l'administration locale. 

«Le Maroc d’aujourd’hui a hérité de ce long passé d’absolutisme et de despotisme. Son peuple se sent “Mahgour” (victime de “hogra”), parce qu’il a l’impression que la loi est appliquée seulement contre les gens qui n’ont rien et qui ne sont rien. Ceux qui n’ont ni argent ni relations ni titre. Le Marocain moyen se sent injustement traité, impuissant et frustré face aux différentes formes que prend l’abus de pouvoir ou le viol de la loi. La cause déterminante de la hogra, c’est donc l’État de non droit. C’est là le composant fondamental et fondateur de la hogra, sa cause déterminante», explique Abdessamad Dialmy, sociologue à l'Université de Rabat, au site d'information Huffington Post Maghreb.

Rabat maintenant contre la #Hogra
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Un simple sparadrap ne suffira pas

En 2011, la ville d'Al-Hoceima avait déjà été l'un des épicentres du mouvement de contestation qui s'était emparé du Maroc. Si, Mohammed VI tente depuis plusieurs années de redynamiser le nord du royaume, les inégalités économiques et sociales persistent et sont un terreau idéal pour la révolte. 

«Aujourd'hui, au Maroc, c'est dans le Rif que les taux de pauvreté, de mortalité maternelle et d'analphabétisme féminin sont les plus élevés et la croissance la plus lente. Dès lors, si l'actuel roi Mohammed VI a pu investir dans la région et met un point d'honneur à y passer des vacances, les largesses n'ont pas encore atteint les Rifains de la rue»analysait la journaliste Leela Jacinto sur Slate.fr en mai 2016

Pour ne pas faire de Mouhcine Fikri un Mohamed Bouazizi version marocaine et calmer la colère de la population, le régime marocain ne doit donc pas seulement mettre du sparadrap sur la plaie ouverte que représente la mort injuste et atroce d'un vendeur de poisson, il doit aussi s'attaquer à la racine du mal: les injustices qui ruinent la vie de Marocains ordinaires. Sinon, le peuple marocain réclamera peut-être un jour le départ de Mohammed VI. Même si le Maroc n'est pas la Tunisie. 

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Cet article a d'abord été publié sur Slate.fr, le 3 novembre 2016

Camille Belsoeur

Journaliste à Slate Afrique. 

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