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Des enfants à Nyeh, à 45 kilomètres au nord-est de Monrovia, Liberai, le 12 septembre 2003. REUTERS/Luc Gnago
Des enfants à Nyeh, à 45 kilomètres au nord-est de Monrovia, Liberai, le 12 septembre 2003. REUTERS/Luc Gnago

Liberia, guérir tout un pays du viol

La violence sexuelle s’est banalisée au Liberia pendant ses guerres civiles, touchant toutes les catégories de population: femmes, hommes, bébés. Aujourd’hui dirigé par une présidente féministe, le pays entame à peine son processus de guérison.

Deuxième reportage d'une série de trois sur le Liberia publiée par le site The Root de la communauté afro-américaine. Le premier reportage de la série se trouve ici: Le Liberia, entre oncle Tom et oncle Sam et le troisième par-là: La reconstruction du Liberia passera par le féminisme.

***

MONROVIA, Liberia – Nous sommes dans le nord du Liberia, près de la frontière de la Guinée, dînant à la fraîche avec l’équipe de la station de radio locale. Tout en écrasant les moustiques, nous lampons de la bière libérienne pour apaiser le feu de cette divine sauce aux piments rouges.

La conversation tourne autour des querelles territoriales, des ravages causés par deux guerres civiles et de la difficulté de faire fonctionner une radio communautaire avec un personnel entièrement bénévole, quand un jeune homme se penche vers moi.

«Dis-moi», m’interpelle-t-il. «Aux États-Unis, il y a des viols?»

«Évidemment», lui réponds-je, bégayant de surprise.

Le jeune homme me regarde d’un air dubitatif tandis que je lui parle des viols commis lors de rendez-vous galants, d’inceste et de pédophilie. «Le viol est un très gros problème ici, au Liberia», me confie-t-il.

Il a raison, bien sûr. Difficile de mettre assez d’emphase sur l’ampleur du problème au Liberia. Ici, le viol est devenu une arme de guerre (tout comme en Bosnie, en République Démocratique du Congo et au Sri Lanka —et comme depuis qu’il y a des guerres dans le monde).

Les estimations sont très variables, mais entre 60% et 90% de la population féminine—femmes, fillettes et bébés—a été violée entre 1989 et 2003, 14 années déchirées par de brutales guerres civiles. Des hommes et des garçons en furent aussi victimes. Les viols collectifs étaient courants alors. Ils le sont toujours.

Les cicatrices d’une nation

Le Liberia, fondé par des esclaves américains affranchis, est un pays atteint de stress post-traumatique collectif. Le viol reste ancré dans le psychisme national, peut-être parce qu’il y en a eu énormément, peut-être parce que c’était souvent une affaire publique. Demandez à Mark Delighted Dowee, autrefois général dans l’armée de Charles Taylor, aujourd’hui riziculteur travaillant aux côtés d’autres anciens combattants.

«Ils ont violé ma mère sous mes yeux», raconte Dowee, en évoquant les rebelles dans son village, «et puis ils ont emmené ma sœur. Je ne l’ai jamais revue. Je me suis dit “Je dois défendre ma famille.”»

Voilà ce que lui inspire sa propre participation à la guerre: «Pour moi, je n’ai tué personne. J’ai tué mes ennemis».

Aujourd’hui, les ennemis d’autrefois vivent côte à côte. Ce qui, naturellement, pose des problèmes. «Nous avons dû apprendre à nous aimer», explique Dowee. Mais poser les armes a été le plus facile. Se remettre de la violence sexuelle héritée de la guerre s’est avéré bien plus ardu. Sept ans après le dernier coup de feu, le viol est toujours omniprésent au Liberia. 

Chez la plupart des Américains qui se donnent la peine de s’intéresser aux affaires de ce pays d’Afrique de l’Ouest, les statistiques sur le viol au Liberia suscitent à peine plus que des hochements de tête désapprobateurs. Mais les problèmes de ce pays ont des conséquences d’une portée bien plus grande: il y a deux ans, une fillette libérienne de huit ans a été victime d’un viol collectif aux Etats-Unis, dans l’Arizona.

Ses parents ont commencé par lui reprocher d’avoir été violée: pour eux, c’était une mauvaise fille. Quiconque serait tenté de juger ces parents à la hâte doit savoir ceci: la fillette, ses parents et les jeunes violeurs sont tous des rescapés. Des réfugiés. Des âmes perverties par la guerre.

Ou bien, comme le dit la présidente libérienne Ellen Johnson Sirleaf —elle-même victime de violences sexuelles:

«Cela vient de la victimisation des femmes pendant les longues années de conflit, car la culture du viol n’appartenait à aucune société masculine noire, mais les femmes ont été utilisées comme esclaves sexuelles (pendant les guerres civiles libériennes), et maintenant, il est entré dans notre système de valeur.

C’est d’éducation dont nous avons besoin pour essayer de changer cette culture et cette violence qui relèguent les femmes au statut de capital sexuel.»

Un lieu pour guérir

Voici à quoi l’on assiste quand une nation épuisée par la guerre essaie de changer cette culture.

Dans un refuge réservé aux victimes de viol à la lisière de Monrovia, des ballons bleus, roses, jaunes, verts et orange sont accrochés aux plafonds bas. Le générateur bourdonne, l’ambiance est tranquille et enjouée. Au-dessus de la porte d’un bureau, un panneau indique «Aide psychologique.» Dehors, des enfants jouent. Ce sont les patients de la clinique.

Elle appartient à THINKLiberia, ONG libérienne confessionnelle présidée par Rosanna Schaack, infirmière libérienne qui fut adoptée par des missionnaires européens lorsqu’elle était enfant. «THINK» (penser) —les Libériens aiment beaucoup les acronymes— se réfère à «Touching Humanity in Need of Kindness» (toucher l’humanité qui a besoin de gentillesse).

La vie de beaucoup des femmes et de filles qui viennent au refuge n’a pas vraiment été empreinte de gentillesse jusqu’ici. Environ 65 personnes se présentent chaque mois, victimes d’agressions sexuelles et de mauvais traitements familiaux. Elles sont surtout amenées par la police, grâce au nouveau département des crimes sexuels mis en place par le ministre de la Justice libérien.

L’âge des victimes varie de deux ans à l’âge adulte, mais la plupart ont entre 13 et 17 ans. Ce qui est un grand progrès, révèle Rosanna Shaack; avant, la majorité avait entre 6 et 12 ans. Pourquoi les victimes sont-elles si jeunes?

«On ne sait pas pourquoi», déplore Rosanna Shaack, une jolie petite femme au visage doux et à la voix mélodieuse. «Certains (violeurs) sont juste des malades. D’autres le font parce qu’ils croient que ça leur portera bonheur.»

Rosanna Shaack confie qu’elle a beaucoup de mal à convaincre les victimes de porter plainte:

«Elles ne veulent pas aller au tribunal. Leur culture les empêche d’envoyer quelqu’un en prison. Mais nous leur disons que le viol est un crime contre l’État.»

Le fait que la plupart du temps, leur agresseur est une connaissance —voisin, beau-père, oncle— ne fait qu’accentuer leur réticence. «La plupart des parents blâment la victime», regrette Rosanna Shaack. «Ils ne savent pas que c’est de la faute de l’agresseur».

Ce fut le cas de Kebbeh Famdfie, 14 ans, qui a essayé pendant des années de dire à sa mère que son père la violait. Les viols ont commencé quand elle avait 10 ans, et se poursuivirent pendant 4 longues années, mais sa mère refusa de l’écouter ou de l’aider.

Il suffit de passer un moment avec Kebbeh pour comprendre clairement que cette jeune fille jolie, intelligente et intrépide n’est pas du genre à se laisser ignorer. «Je voulais tuer mon père», avoue-t-elle, la voix teintée de colère. Elle ne l’a pas fait, naturellement. À la place, elle a continué de parler.

Qu’importe que son père ait menacé de la tuer si elle parlait à quelqu’un; qu’importe que sa mère refusât de l’écouter. Kebbeh continua à parler de ce qu’il lui arrivait, jusqu’à ce que quelqu’un, deux personnes, son oncle et sa grand-mère, l’écoutent enfin et se mettent en colère aussi. Aujourd’hui, son père est en prison en attendant d’être jugé, et elle vit à la clinique, loin de sa mère, avec qui elle n’a plus de contact.

«Je veux être avocate, avocate pour les femmes», dit Kebbeh, qui compte mettre les violeurs en prison. «À cause de ce que mon père m’a fait.»

La modernité en lutte contre la tradition

Willie L. Tokpa se pavane dans les bureaux du Norwegian Refugee Council du comté de Nimba, dans l’arrière-pays libérien. Difficile de ne pas le remarquer: ses cheveux sont coupés très court, sa peau est lisse, d’un marron profond, presque noir, et il arbore une toque impression léopard ornée de deux cauris, une longue tunique de brocart et un pantalon rayé noir et blanc.

Il est beau, oui, et il le sait. Membre de la tribu Mano, Tokpa est ici en tant que «chef des chefs». «Il y a beaucoup de chefs puissants, explique-t-il, mais moi je suis LE chef».

Il est soi-disant venu pour parler des querelles territoriales du comté de Nimba —depuis la guerre, la propriété des terres est très confuse— mais aujourd’hui il a autre chose en tête. Comme ces gens des «droits humains», les travailleurs des ONG, qui fichent tout en l’air pour les Africains en s’ingérant dans les coutumes traditionnelles. «Ca nous perturbe beaucoup au Liberia, vraiment beaucoup».

Ce qui inquiète particulièrement Tokpa, c’est la femme moderne du Liberia. Il arpente la pièce, en mimant les différences entre la femme traditionnelle et la femme d’aujourd’hui. La première marche tête baissée, parle bas et porte des jupes longues. L’autre —il se redresse, croise agressivement les bras, sort les fesses— elle répond et porte des jupes courtes. Et c’est pour cela, justifie-t-il, que ces femmes se font violer: «Certains hommes deviennent tout durs», explique-t-il. «Ils les voient remuer le popotin, wou-wou-wou!» Le viol est inévitable.

«Et les fillettes d’un an qui se font violer?», lui demandé-je. «Elles aussi sont habillées de façon trop provocante?»

«Ca, pour moi, c’est une horreur», répond-il. «Prendre un bébé et faire avec comme si c’était ta femme, c’est dégoûtant. Il faut payer le prix. Tu vas en prison et tu meurs. C’est le seul moyen d’arranger les choses».

Quelque 250.000 personnes sont mortes pendant la guerre —les guerres— que beaucoup considèrent comme parmi les plus sanglantes d’Afrique. Plus d’un million ont été déplacées. Ceux qui l’ont pu ont fui. Ceux qui ne l’ont pas pu sont restés et ont souffert. Des familles ont été dévastées.

Des soldats ont forcé des hommes à violer leurs filles devant les autres. Des femmes ont été obligées d’avoir des rapports sexuels avec leurs fils; des sœurs avec leurs frères. La guerre a laissé des veuves et des orphelins. Livrées à elles-mêmes, les jeunes filles sont devenues des proies faciles pour le trafic sexuel et les violeurs. Là où autrefois vivaient des familles stables, on trouve aujourd’hui de jeunes mères célibataires élevant seules leurs enfants.

Certaines d’entre elles, comme Hannah Farr, étudiante de 27 ans à l’université de Cuttington, dans le comté de Bong, élèvent des enfants qui sont le fruit du viol. «Il a 7 ans», dit Farr de son fils, avant d’ajouter, après coup: «C’était pendant la guerre».

Comment se remettre de la guerre et de la destruction qu’elle provoque?

«Quand nous plaidions pour la paix», raconte Lindorah Howard-Diawara, coordinatrice du réseau national pacifiste de Women in Peacebuilding (Wipnet) du West Africa Network for Peacebuilding, «nous voulions juste que les armes se taisent. Nous pensions que nous reviendrions à une vie normale. Cela n’a pas été le cas».

Au lieu de cela, dit-elle, les viols ont augmenté. Ils sont devenus partie intégrante de l’ADN national, véritable ironie dans un pays qui, en 2005, a élu la première femme présidente du continent. Et c’est la dichotomie qui règne ici. Car où que l’on aille, il semble que le peuple du Liberia, les hommes tout particulièrement, a été sensibilisé au problème du viol (dans mon expérience, Tokpa fut l’exception qui confirme la règle.)

Quelles leçons ont été tirées?

Comme dans presque tous les pays dévastés par la guerre, quand le gouvernement ne peut aider ses citoyens, les ONG prennent sa place pour combler le manque, éduquer, conseiller et jouer les médiateurs. Et en écoutant de jeunes hommes comme mon compagnon de table dans le comté de Nimba, je ne peux m’empêcher de penser que parfois, ils ne font que répéter comme des perroquets les leçons que les ONG leur ont apprises.

Partout, des affiches rappellent aux Libériens que le viol est un crime et que les femmes doivent être respectées. Les stations de radio communautaires, la forme de média la plus présente au Liberia, diffusent des campagnes publiques d’information contre le viol.

Et le viol est en effet considéré aujourd’hui comme un crime grave; ceux qui en sont accusés n’ont plus droit à la liberté provisoire sous caution. La définition du viol a été étendue à la pénétration par n’importe quel moyen. Les auteurs de viol collectif sont désormais passibles de la prison à vie. Mais le problème persiste.

«Nous sommes déchirés sur la question. Comment faire autrement, étant donné que nous sommes engagés à promouvoir et à respecter les droits humains», explique la présidente Sirleaf. Par exemple, le fait qu’une personne accusée de viol ne puisse bénéficier de libération provisoire sous caution est récusé par des juristes. Dans ce cas, s’interroge-t-elle, «Comment punir les agresseurs sans violer leurs droits?»

La solution, telle que Sirleaf la voit, passe par une meilleure éducation et la réduction de la pauvreté. Mettre les filles à l’école, et non plus dans la rue. Inculquer à la société que les filles sont précieuses. Poursuivre les agresseurs.

«Si une dame sent que justice lui a été rendue», affirme Howard-Diwara, l’activiste pour la paix, «cela peut l’aider à guérir, psychologiquement».

Teresa Wiltz est rédactrice en chef de The Root. Elle s’est rendue au Liberia dans le cadre d’un projet Gatekeeper Editors organisé par International Reporting Project.

Traduit par Bérengère Viennot

A lire également, du même auteur: Le Liberia, entre oncle Tom et oncle Sam et La reconstruction du Liberia passera par le féminisme.

Teresa Wiltz

Teresa Wiltz est rédactrice en chef pour le site The Root.

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