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Comment Facebook relaye la «guerre oubliée» en Egypte
Les autorités égyptiennes interdisent aux médias de couvrir les combats entre l'armée et les djihadistes dans le Sinaï.
Depuis trois ans, le Sinaï, péninsule égyptienne séparée du continent africain par le canal de Suez, est une zone de guerre. Le groupe terroriste Wilayat Sinaï, qui signifie en arabe «Province du Sinaï», implanté depuis 2001 dans la région a multiplié les attaques depuis 2013. Franchissant une marche supplémentaire dans la terreur, les combattants djihadistes du Sinaï ont prêté allégeance à l'Etat islamique (EI) en 2014.
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Une guerre ouverte entre les insurgés de Wilayat Sinaï et l'armée égyptienne a éclaté dans cette région désertique depuis les premiers raids menés par les djihadistes à l'été 2013. L'assaut le plus violent auquel les soldats égyptiens ont eu à faire face s'est produit en juillet 2015. Le 1er juillet, les djihadistes ont mené plusieurs assauts simultanés contre la ville de Sheikh Zuwaid, qui se situe à proximité de la frontière avec Gaza et Israël.
«L'échelle et la complexité de l'assaut surpassent de loin les précédentes attaques réalisées par ce groupe terroriste dans le Sinaï et fait penser qu'il y a désormais une coordination accrue avec l'Etat islamique», analysait le New York Times à l'époque.
Une censure presque totale
Depuis, Wilayat Sinaï s'est tristement distingué en revendiquant l'attentat à la bombe du 31 octobre 2015 qui a provoqué l'explosion d'un avion de la compagnie russe Kogalymavia en plein vol au-dessus de l'Egypte, provoquant la mort de 224 personnes.
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Moins médiatiques, les attaques armées des djihadistes de Wilayat Sinaï se poursuivent toujours dans le désert. Mais le régime d'Abdel Fattah al-Sissi a imposé une censure presque totale sur ces évènements. Seule l'armée est apte à communiquer sur les affrontements qui secouent la région. Des journalistes ont même été arrêtés pour «propagation de fausses informations», comme Ismail Alexandrani, spécialiste de la région, en décembre 2015.
«L’arrestation de Monsieur Alexandrani dérange profondément, et s’inscrit dans une constante des services de sécurité égyptiens, qui arrêtent ceux dont les écrits ne sont pas conformes aux positions officielles», dénonçait dans un communiqué l'ONG Human Rights Watch, au moment de son arrestation.
De la fumée s'élève après des affrontements entre djihadistes et soldats égyptiens, le 16 juillet 2015 dans le nord du Sinaï. SAID KHATIB / AFP
«Respecter la version officielle»
Aujourd'hui, il est extrêmement difficile pour les journalistes locaux ou étrangers de se rendre dans les zones touchées par les attaques des djihadistes dans le Sinaï.
«Atteindre les lieux concernés dans le Sinaï est devenu quasiment impossible. Les sources officielles ne donnent aucune information et les principaux médias opèrent sous de sévères contraintes, sans parler des menaces de poursuites [de l'Etat égyptien]», raconte Mostafa Singer, un journaliste basé dans le Sinaï, au média britannique The Guardian. «C'est désormais commun de trouver les mêmes reportages reproduit de manière identique dans tous les médias, et qui indiquent toujours en crédit la page Facebook du porte-parole de l'armée», indique le journal indépendant Mada Masr.
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Depuis l'arrivée du général Al-Sissi au pouvoir, les atteintes à la liberté de la presse sont nombreuses en Egypte. Le régime est obnubilé par sa survie, et craint de finir renverser comme son prédécesseur, celui des Frères musulmans de Mohamed Morsi. Résultat, la société civile et les médias sont bâillonnés.
«Cinq ans après la “Révolution du 25 Janvier 2011”, la situation de la liberté de l’information est extrêmement préoccupante en Egypte (...) Les nouvelles autorités égyptiennes, dominées par la personnalité du général Al-Sissi, orchestrent une véritable “chasse aux Frères musulmans”, organisation interdite, ainsi qu’une “sissi-isation” des médias. La loi anti-terroriste adoptée en août 2015 impose aux journalistes de respecter la version officielle lors des couvertures des attentats au nom de la sécurité nationale», note l'ONG Reporters sans frontières (RSF) dans son dernier rapport.
«Ne pas attirer l'attention»
Dans ce désert médiatique, ce sont les pages Facebook tenues par des habitants de la région qui jouent le rôle de médias d'informations sur la situation du Sinaï. Parmi les plus suivies, la page Sinai News 24. Créée en 2013, elle compte plus de 135.000 followers. Des médias internationaux comme Reuters ou France 24 citent souvent ses informations.
Capture d'écran de la page Facebook News Sinai 24. DR
Le premier scoop d'importance obtenu par Sinai News 24 était une vidéo dans laquelle deux hommes étaient torturés à mort par des militaires égyptiens. L'armée avait pourtant déclaré qu'ils étaient morts dans des affrontements armés. La vidéo avait été reprise par de nombreux médias.
L'administrateur de la page a expliqué au journal Mada Masr que Sinai News 24 s'appuyait «sur un réseau de reporters bénévoles, chacun couvrant sa propre région pour ne pas attirer l'attention comme étrangers». La page a gagné peu à peu la confiance des internautes grâce à un processus de vérification où chaque information doit être confirmée par plusieurs sources. D'autres pages Facebook, comme The North Sinai News ou Khawater Sinawy s'appuient également sur les témoignages d'habitants de la péninsule pour témoigner de la situation, avec cependant moins de rigueur que Sinai News 24.
Expulsions en masse
Mais comme les médias officiels, les pages Facebook sont la cible de menaces et de poursuites de la part des autorités égyptiennes. Sur le terrain l'armée fait la chasse à toute vidéo et être attrapé avec une caméra sur soi peut être passible «de prison ou pire», note l'administrateur de la page de Sinai News 24. Plusieurs membres de cette page Facebook ont déjà été arrêtés.
Dans un rapport daté de 2015, Human Rights Watch rapportait que des centaines de familles avaient été expulsées de la région sur la base de simples soupçons. C'est un autre levier que détient le pouvoir pour faire menace sur les médias-citoyens.