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Les bulles africaines tentent de se caser
En Afrique, si la créativité est manifeste, peu d’auteurs vivent de leurs bandes dessinées. Mais le continent a connu d’indéniables succès locaux et de plus en plus d'initiatives y voient le jour.
Bien avant le printemps de la presse des années 90 et l’explosion de la caricature, les années 80 ont été marquées par la floraison de la bande dessinée africaine. La liste des auteurs est sans fin: le Béninois Hector Sonon, le Togolais Anani Mensah, la Camerounaise Joelle Esso, le Malien Massiré Tounkara, l’Algérien Farid Boudjellal, le Congolais Pat Masioni, le Mauricien Pov, le Malgache Jari, le Sud-africain Anton Kannemeyer…
Face à cette profusion de talents, les cadres de rencontre se sont multipliés: le Festival international de la bande dessinée algérienne (Fibda), les rencontres ivoiriennes Cocobulles, le Festival international de la bande dessinée et du film d'animation du Congo, les Journées africaines de la bande dessinée de Libreville, le Mboa festival et salon des auteurs de BD à Yaoundé et Douala…
Même la capitale française s’est mise à un neuvième art à la sauce africaine. Du 3 au 5 décembre 2010, la mairie du cinquième arrondissement de Paris abritait le premier Salon des auteurs africains de BD, à l’initiative de l’Association pour la promotion de la BD internationale (APBDI).
La créativité est manifeste et, pourtant, peu d’auteurs africains vivent de leurs bandes dessinées. Le continent a connu d’indéniables succès locaux: le débrouillard Goorgoorlu du Sénégalais TT Fons, l’affairiste Cauphy Gombo de l’Ivoirien Lassane Zohoré ou le «Petit idiot» Zoba Moke du Congolais Bring de Bang. Mais avec des maisons d’édition sinistrées ou embryonnaires, la BD n’assure guère le pain quotidien des «dessineux».
La presse et la télévision au secours des bédéistes
«À défaut de sa mère, on tète sa grand-mère», dit le proverbe. Alors à défaut de donner vie «éditée» à de nombreux héros de comics, on cherche des dérivatifs dans l’audiovisuel ou dans la presse. .Paradis des séries télé, l’Afrique de l’Ouest donne parfois chair aux plus célèbres de ses héros de papier. Le comédien populaire Michel Gohou incarne par exemple Cauphy Gombo. De même, la sitcom Goorgoorlu est devenue culte, avec plus de 500 épisodes. Et les dessinateurs de rêver de dessins animés comme Samba et Leuk le lièvre.
La véritable «grand-mère» à téter par défaut est, bien entendu, la presse. Comme au Japon ou dans la France des années 60, ce sont les journaux qui popularisent les séries dessinées. Ce n’est pas un hasard si la BD africaine est proche du cartoon américain; dans son style graphique souvent caricatural ou bien dans ses thèmes particulièrement satiriques.
Si la presse généraliste est encore frileuse dans l’utilisation d’un dessin souvent plus cher —et impertinent— que la photo, des journaux spécialisés ont vu le jour. À Abidjan, Gbich! (onomatopée qui évoque un coup de poing) mêle avantageusement caricature politique et bande dessinée. De ce véritable laboratoire sont sortis des personnages comme Tomi Lapoasse ou Gazou la doubleuse. Gbich! édite même des recueils de planches.
Plus au sud du continent sont apparues des publications underground très audacieuses comme Bitterkomix en Afrique du Sud.
Les dessinateurs de BD font leurs armes sur le papier journal, rêvant d’albums qui ne verront que rarement le jour. Les Burkinabè découvrent quotidiennement, ligne par ligne, les aventures du réaliste Zambo dans le quotidien L’observateur Paalga. Mais son créateur Anatole Kiba ne verra peut-être jamais ses histoires autrement qu’en tranches journalières…
La BD africaine est-elle condamnée à l’insuccès commercial?
L’Afrique anglophone, aux marchés globalement plus développés, a déjà vu naître des maisons d’édition, comme Sasa Sema au Kenya. Maispour les éditeurs francophones, une industrie culturelle du «livre à cases» semble toujours un mirage.
Ce n’est pas faute d’une culture BD. Si Tintin au Congo a fait grincer des dents en Afrique centrale, nombreux sont les Africains qui ont été nourris aux albums écornés de Blake le roc, achetés d’occasion dans des «librairies par terre».
Dans des pays parfois majoritairement analphabètes, les planches de revues comme Calo ou Kouakou ont été de véritables portes ouvertes sur le monde de la lecture. Bien sûr, les références culturelles étaient quelque peu tronquées —même quand le dessinateur Bernard Dufossé essayait de les tropicaliser, et même si Astérix surfa un temps sur les souvenirs d’anciens colonisés à qui l’on avait enseigné l’histoire de «leurs ancêtres les Gaulois».
Les éditeurs africains se heurtent aux coûts de fabrication d’un livre, singulièrement d’un album de BD qui se voudrait cartonné et coloré. Qui peut payer 5.000 francs CFA (7,50 euros) pour une distraction graphique, quand 250 francs CFA suffisent à vous nourrir dans un restaurant populaire?
Quelques maisons d’éditions africaines tentent tout de même de résister au fatalisme, comme les éditions Clé au Cameroun ou les Nouvelles éditions Ivoiriennes en Côte d’Ivoire. Le secteur bouge aussi à la faveur d’actions collectives, parfois associatives, venant souvent des auteurs eux-mêmes. En 2002 par exemple, le dessinateur de BD Alix Fuilu fonde l’association Afrobulles qui tente d’éditer des livres et de publier un magazine.
Ponctuellement, des albums collectifs sont subventionnés, comme Senghor 100 ans financé en 2006 au Burkina par l’Organisation internationale de la Francophonie. Intellectuellement satisfaisantes, ces compilations ont des limites éditoriales: impossible d’y développer l’univers d’un artiste. Plus prosaïquement, impossible pour le dessinateur d’espérer plus que des miettes de droits d’auteur. Ces albums ont valeur de catalogues.
Un effort multimédia n’est jamais à négliger, comme le site spécialisé AfriBD, ni la bienveillance d’un gouvernement comme le prix «bande dessinée» de la Semaine nationale de la culture burkinabè. Mais les dessinateurs vivotent trop souvent.
Certains renoncent —temporairement— à leur passion, tout en essayant d’exploiter leur savoir-faire graphique. Comme dans un «exil professionnel», ils conçoivent des décors de séries télé, deviennent infographistes dans une agence de publicité ou réalisent, sur commandes souvent publiques, des supports pédagogiques, des dessins de sensibilisation sur les thèmes du sida ou de la corruption.
Tenter sa chance en Europe
L’exil est parfois plus explicitement géographique. Adjim Danngar, par exemple, a quitté l’aridité du Tchad pour la France. Les plus chanceux expatrient leurs dessins tout en restant sur le continent, trouvant parfois le Saint Graal: un contrat avec une maison d’édition européenne.
Rares sont les élus, mais brillantes les expériences: Magie Noire de l’Ivoirien Gilbert G. Groud chez Albin Michel, Madam and Eve du Sud-Africain Harry Dugmore à Vents d’ouest ou Dipoula l’albinos du Gabonais Pahé aux éditions Paquet. Parfois, l’éditeur est déjà «typé africain» comme L’Harmattan qui publie Quand les flamboyants fleurissent les Blancs dépérissent.
Cette émigration de héros africains vers l’Europe implique souvent un pool d’auteurs métissé. Le Congolais Barly Baruti dessina par exemple sur des scénarios du Français Franck Giroud. Est-ce encore de la BD africaine? Eternelle question, futile quand le métissage se fait dans l’autre sens.
Le Français Clément Oubrerie illustre les scénarios de l’Ivoirienne Marguerite Abouet, joyeusement teintés de nouchi, l’argot ivoirien. L’authenticité n’est pas remise en cause et le succès est fulgurant. Aya de Yopougon obtient le Prix du Premier Album au festival d'Angoulême 2006. Et Aya retourne sur ses terres. Marguerite Abouet fait le tour des centres culturels français pour rencontrer ses lecteurs africains.
Dommage que, pour beaucoup, il faille attendre que les albums fripés, lus et relus, échouent dans les «librairies par terre»…
Damien Glez