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Au Sénégal, la presse contribue au sentiment antihomosexuel
Pour satisfaire une population majoritairement musulmane et ne pas être largués par la concurrence, les médias sénégalais n'hésitent pas à adopter des positions très dures. Même si la nuance existe.
C'est l'information qui a fait les gros titres de la presse sénégalaise lors des derniers jours de l'année 2015. Dans la nuit du 24 au 25 décembre, soit la veille du Gamou, une fête religieuse musulmane qui tombait cette année la veille de Noël, onze «supposés homosexuels», pour reprendre les mots employés par les médias locaux, ont été arrêtés dans la ville très religieuse de Kaolack. Leur délit supposé: avoir procédé à des mariages entre personnes de même sexe dans une école.
Pris en «flagrant délit», ils ont passé une nuit en garde-à-vue avant que la police ne soit contrainte de les exfiltrer dans un lieu tenu secret pour leur éviter d'être lynchés par la foule en colère qui assiégeait le commissariat local. Quelques jours plus tard, le 30 décembre, le procureur a annoncé la libération des 11 hommes en l'absence de preuves tangibles.
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Au Sénégal, pays laïque, mais dont 90% de la population est musulmane, l'homosexualité au sens strict n'est pas punie par la loi, mais c'est «l'acte contre-nature» qui est condamnable, ainsi que «l'atteinte aux bonnes moeurs» et à l'ordre public. Ce qui revient en réalité à la même chose.
«Nous avons une législation qui condamne ceux qui pratiquent des actes contre nature dans un lieu public, c’est-à-dire ce qui est attentatoire à la pudeur. C’est ce qu’il faut surtout retenir. Mais toute personne, quelle qu’elle soit, à des droits», déclarait le 10 janvier le ministre sénégalais de la Justice, Sidiki Kaba, de manière assez ambiguë.
Une affiche pour les droits des homosexuels au Forum social mondial à Nairobi en 2007. Crédit photo: REUTERS/Antony Njuguna
«Beaucoup de sensationnalisme»
Sur la question des droits homosexuels, les médias sénégalais suivent en grande majorité l'opinion publique, et appellent régulièrement à plus de sévérité de la part des autorités pour punir tout comportement «déviant». Dans l'affaire des onze personnes interpellées à Kaolack, certains éditorialistes ont accusé la justice de laxisme et dénoncé le comportement provocateur des «supposés homosexuels». Comme cette chronique – sous pseudo – signée le 30 décembre dans le journal Rewmi:
«Il ne s'agit pas de leur enlever leurs droits, ni de les rendre coupables des maux qui nous accablent. Mais quand, sans se soucier des conséquences, on agit comme on veut dans un pays qui compte des millions de croyants, on doit également être prêt à affronter l'opinion».
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Pour Seydi Gassama, directeur du bureau sénégalais d'Amnesty International, que nous avons rencontré dans ses locaux, les médias sénégalais contribuent à dresser l'opinion contre les homosexuels en traitant avec beaucoup de sensationnalisme le sujet.
«L’homosexualité est généralement traitée comme un fait divers, avec beaucoup de sensationnalisme. Les médias ajoutent beaucoup de détails dans le traitement. Cela est destiné à la consommation du public qui est foncièrement contre. On sait que l’article va faire débat le lendemain», dit-il.
Pas de présomption d'innocence
À Kaolack, certains médias sénégalais ont ainsi filmé et pris des photos de certaines des onze personnes interpellées. «On les jette en pâture», accuse Seydi Gassama. Au Sénégal, tout individu qui est publiquement dénoncé comme homosexuel voit sa vie brisée. C'est ce qui est arrivé à Tamsir Jupiter Ndiaye, un journaliste très en vue sur les plateaux sénégalais il y a encore quelques mois. Accusé et jeté deux fois en prison pour «acte contre-nature», il a vu son image salie. «Mon drame, c'est d'avoir été une fois accusé», témoignait-il dans l'édition du 6 janvier du quotidien sénégalais Enquête.
La première question du journaliste qui l'interviewait était celle-ci:
«Pouvez-vous infirmer ou affirmer que vous avez des penchants homosexuels?».
Youssoupha Mine, un journaliste qui a couvert le premier procès de Jupiter Ndiaye pour le journal Le Populaire en juin 2015, ne cache pas sa position anti-homosexualité. Il se souvient de l'engouement autour de cette affaire.
«Son procès a suscité beaucoup d’attention. Ça a fait les choux gras de la presse, et c'était en une de tous les médias. Cela a surpris tout le monde, surtout qu’il appartenait à une confrérie. Il a été déféré tout de suite comme c’était un flagrant délit. Le procès a eu lieu 2-3 jours après les faits. C’était un donneur de leçon dans les médias (sic), donc il n’avait pas le droit à l’erreur. Le tribunal était archi-comble.»
Il ajoute: «Si tu défends les homos comme journaliste, tu signes ton arrêt de mort. Comme il y a une forte course pour l'audimat aujourd'hui dû à la plus forte concurrence entre les médias, il y a une forte volonté de satisfaire l'audimat de la part des médias. On a une obligation à parler d'homosexualité, car c'est un sujet fort.»
La une du journal Enquête sur l'interview de Jupiter Ndiaye, le 6 janvier 2016.
La nuance existe
Cette course au sensationnalisme et au buzz de la part des médias qui enchaînent les gros titres sur des «scandales» homosexuels, modèle évidemment l'opinion publique. Fin observateur des atteintes aux droits des homosexuels dans le pays, Seydi Gassama, le directeur du bureau régional d'Amnesty International, estime que depuis quelques années les Sénégalais se sont progressivement crispés sur la question.
«La société sénégalaise est de plus en plus radicalement opposée à la question homosexuelle. Les gens ont l’impression que le phénomène homosexuel est en train d’exploser. C’est lié au phénomène médiatique. Subitement, on a l’impression que c’est un problème nouveau alors que depuis que j’ai appris à parler, j’entends le mot Gordjiguène (qui signifie littéralement «homme-femme» ou «asexué» en wolof, la langue nationale)».
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Mais toute la presse sénégalaise ne se range pas de la même façon dans le camp des «anti». L'Observateur, quotidien le plus lu au Sénégal et propriété du groupe de presse Futurs médias de Youssou N'Dour, icône de la scène musicale sénégalaise, traite du sujet de manière plus nuancée. Le journal a dédié deux pleines pages à l'affaire de Kaolack, où plusieurs intervenants, religieux, universitaires, civils, exposaient des points de vue variés. «On se met à l’écart et on donne la parole au lecteur. On est entre le marteau et l’enclume», explique Daouda Mine, ancien rédacteur en chef de «L'Obs» et aujourd'hui à la tête du site Seneweb.
Au rythme de la société
Mais le sentiment partagé par beaucoup d'intellectuels au Sénégal est que les autorités et les médias ne peuvent, dans tous les cas, pas avancer plus vite que la société sur le sujet des droits homosexuels.
«Macky Sall a dit à Barack Obama que la société n’était pas prête. Notre stratégie, c’est aussi de dire qu’on ne peut pas marcher plus vite que la société dans laquelle on vit. Macky Sall l’a dit, pour le moment le pays n’est pas prêt», dit Seydi Gassama, d'Amnesty International.
Mais les médias sénégalais ont aussi leur rôle à jouer pour participer au changement des mentalités.