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L’embarrassant M. Bout
Jugé aux Etats-unis, le trafiquant d'armes Viktor Bout est accusé de tous les maux. Mais n'est-il pas un bouc-émissaire?
Mise à jour du 6 avril: Viktor Bout, 45 ans, a été condamné par un tribunal new-yorkais à 25 ans de prison et 15 millions de dollars d'amende (11, 47 millions d'euros). Surnommé "le marchand de mort" et considéré comme l'un des plus importants trafiquant d'armes clandestins par les Etats-Unis, il a écopé de la peine minimale.
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Viktor Anatolievitch Bout est aujourd’hui face à ses juges. Dans le box des accusés à New York, il risque entre 25 ans de prison et la perpétuité. Comme le rappelle L’Express, cet “ancien pilote et traducteur de l'armée soviétique, âgé de 44 ans, a plaidé non coupable le 17 novembre 2010 après son extradition par la Thaïlande vers les Etats-Unis”.
Bout serait l’incarnation de tout ce qui va mal dans notre monde. Méchant idéal, ancien officier de l’Armée Rouge, à la fois brillant et insaisissable, il aurait, depuis la chute du communisme, mis en place un puissant réseau international disposant d’avions-cargos, de relais et de prête-noms, et serait ainsi devenu l’archétype du trafiquant d’armes modernes, le “Marchand de Mort” qui aurait inspiré le film Lord of War avec Nicholas Cage en 2006.
Mais que lui reproche-t-on exactement, une fois admis le fait qu’il est évidemment répréhensible de se livrer au trafic d’armes? Car nous ne parlons pas là de quelques pistolets automatiques dont les numéros de série auraient été limés et qui seraient vendus à la sauvette à l’arrière d’une voiture quelque part en banlieue.
Angola, au Liberia, en Sierra Leone et en RDC
Il aurait principalement orchestré le ravitaillement en armes et en munitions de factions et de régions en guerre qui tombaient sous le coup d’embargo internationaux, en particulier en Angola, au Liberia, en Sierra Leone et en République Démocratique du Congo. D’où son surnom de “Briseur de Sanctions”. Il aurait aussi aidé Al-Qaïda à évacuer de l’or et des liquidités d’Afghanistan en 2001, aurait fourni des lance-roquettes antichars au Hezbollah avant la guerre de l’été 2006 contre Israël. Parmi les chefs d’inculpation qui lui valent de se retrouver devant un tribunal new-yorkais se trouvent le fait d’avoir fourni un soutien matériel à une organisation terroriste étrangère, d’avoir conspiré pour acquérir un missile antiaérien, d’avoir conspiré pour tuer des ressortissants, officiers ou fonctionnaires américains.
Bref, un véritable génie du mal. Il en va des trafiquants d’armes comme des mercenaires: ils peuplent notre imaginaire, les uns employant même les autres, on les imagine toujours sanguinaires, truculents parfois, corrompus et jouisseurs, mais en fin de compte, on ne sait pas vraiment en quoi consistent leurs activités. D’autant plus qu’elles semblent extrêmement diverses. A ses débuts en Afrique, avec la flotte d’appareils qu’il avait rassemblés, Bout transportait à peu près tout, des armes, certes, mais aussi des poulets surgelés et des glaïeuls achetés deux dollars en Afrique du Sud et revendus 100 à Dubaï.
Inspiration pour Lord of War
Le trafic d’armes, à en croire Sarkis Soghanalian, lui-même baptisé en son temps le “Marchand de Mort”, et qui aurait lui aussi servi d’inspiration au personnage de Youri Orlov dans Lord of War,
“est un secteur rentable. Mais la vente d’armes de contrebande en Afrique n’est pas une activité à long terme et d’un volume considérable. Ce sont des contrats à court terme. Une fois que l’on a acquis une bonne réputation, mieux vaut ne pas s’impliquer dans ce genre d’affaires”.
Rattrapé par la justice américaine et condamné à six ans de prison, Soghanalian, impliqué dans des trafics dans les années 80 avec l’Irak, l’Afrique du Sud et la Roumanie, a été remis en liberté en 1995. Ironie du sort, il est décédé le 5 octobre dernier, alors que Bout était sur le point d’être jugé.
L’analogie entre les trafiquants d’armes et les mercenaires ne tient pas qu’au domaine très particulier dans lequel ils exercent. Bien souvent, ils opèrent avec l’aval tacite de certains gouvernements qui, s’ils sont les premiers à réclamer que soient imposés des embargos sur les armes dans les zones de conflit, sont ensuite les premiers à tout faire pour les contourner.
Encouragé par les services de renseignement occidentaux
Sans aller jusqu’à céder à la tentation de la théorie du complot, on peut cependant se demander si l’acharnement des autorités à les traîner en justice n’est pas lié de temps à autre au degré d’implication des autorités en question dans les trafics qui leur valent d’être jugés. Ainsi, avant septembre 2001, en Afghanistan, rapportait Peter Landesman dans le New York Times,
“la Russie fournissait des tonnes d’armements à Massoud et à l’Alliance du Nord […]. Une grande partie des livraisons était assurée par Bout”. Il aurait également participé au déploiement “de forces de maintien de la paix de l’ONU au Timor Oriental et en Somalie, et peut-être en Sierra Leone. […] Bout soutient que le gouvernement français lui aurait demandé de contribuer à l’Opération Turquoise. […] Il affirme avoir exfiltré Mobutu du Congo”.
Dans son article daté du 17 août 2003, Peter Landesman citait un enquêteur britannique spécialisé dans le trafic d’armes, qui concluait : “Bout est encouragé par les services de renseignement occidentaux quand cela leur rend service sur le plan politique.” En Irak, d’après le Los Angeles Times, des entreprises liées à Viktor Bout auraient touché des millions de dollars de la part de contractants américains, y compris de KBR, une filiale de Halliburton.
Viktor Bout, bouc émissaire?
Le personnage de Viktor Bout est donc embarrassant. Pour l’heure, d’ailleurs, il clame son innocence. Interviewé par L’Express peu après son arrestation en Thaïlande et avant son extradition vers les Etats-Unis, il affirmait: “Je ne vends pas et je n'ai jamais vendu des armes.” Parfaitement conscient de son image en Occident, il ajoutait:
“La plupart de ceux qui crient, aujourd'hui: ‘Bout est un marchand de la mort!’, ont entendu ou lu ça quelque part. Plusieurs variantes de ma biographie circulent dans les journaux ou à la télé. Mais je ne me cache pas et je ne l'ai jamais fait. En déployant quelques efforts, on peut trouver des renseignements sur moi. Seulement, c'est moins spectaculaire que de me transformer, moi, le Russe, ancien militaire, qui mène son business en Afrique, en monstre effrayant auquel on peut faire endosser les opérations des autres... ”
Viktor Bout, bouc émissaire? L’homme n’est probablement pas aussi innocent qu’il le prétend.
“Victor aurait peut-être violé des lois quelque part, comme nous l’avons tous fait une fois ou l’autre; toutefois, il n’est pas ce trafiquant d’armes présenté au public par les artisans de la propagande dans les médias,” peut-on lire sur son site officiel. Et dans l’entretien qu’il avait accordé au New York Times quelques années plus tôt, alors qu’il était interrogé sur ses relations avec les services russes, il avait eu cette réponse énigmatique: “Jusqu’à maintenant, c’est comme si vous aviez creusé dans un grand lac avec des petits cuillers. Il y a des forces gigantesques… ”
Prolongation des guerres en Afrique
Certaines sources le rendent responsable de la prolongation des guerres en Afrique. Gayle Smith, ancienne directrice du département des Affaires Africaines au Conseil de la Sécurité Nationale américain, assénait ainsi sur la BBC que “dans l’architecture de la guerre, Viktor Bout était un peu comme le ciment”.
C’est aller, selon nous, un peu loin, et ce genre de déclaration ne peut que permettre à Bout de se présenter en victime. Qu’il ait ou non livré des armes aux belligérants des divers conflits qui ont ensanglanté l’Afrique depuis vingt ans, ce n’est pas lui qui les a déclenchés, pas plus qu’il n’a commis les massacres perpétrés par tel ou tel camp. Il s’est enrichi scandaleusement en vendant des armes à des gens qui ne demandaient qu’à s’en servir. Ce qui est déjà assez grave.
Cynique, en revanche, Bout l’est sans doute. Comme Sarkis Soghanalian qui, à la question de savoir ce qu’il pensait du fait d’être surnommé le “Marchand de Mort”, avait répondu :
“Ils peuvent dire ce qu’ils veulent. […] Je sais au fond de moi que je ne fais rien de mal. Alfred Nobel a été surnommé ‘le marchand de mort’ quand il a fabriqué la poudre à canon pour la première fois [la dynamite, en fait (NdA)], et après, ils ont donné son nom au Prix Nobel.”
Roman Rijka
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