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Manifestation le 25 octobre dernier contre le parti Ennahda. Reuters/Zohra Bensemra
Manifestation le 25 octobre dernier contre le parti Ennahda. Reuters/Zohra Bensemra

Les Tunisiennes prêtes à défendre leurs droits

La victoire du parti islamiste Ennahda aux premières élections libres en Tunisie, oriente l'attention sur la place des femmes. Mais ces dernières se sentent-elles réellement menacées?

Mise à jour du 14 août 2012: Des milliers de Tunisiens ont manifesté le 13 août au soir à Tunis pour le respect des droits de la femme, le plus grand rassemblement d'opposition depuis avril, alors que le gouvernement dirigé par les islamistes d'Ennahda est confronté à une contestation grandissante.

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Dans l'attente des résultats définitifs de l'élection pour l'Assemblée constituante en Tunisie, après l'annonce en Libye de l'application de la charia, les premières estimations ont donné le parti islamiste Ennahda en tête des votes, obtenant près de 90 des 217 sièges à pourvoir.

Au lendemain du scrutin du 23 octobre, dont la réussite démocratique doit avant tout être reconnue et saluée, certains considèrent ce revirement politique comme le retour en Tunisie après 23 ans de dictature d'un modèle archaïque de gouvernance religieuse.

Depuis l'annonce partielle des résultats, on ne compte plus les mises en garde et les paragraphes rivalisants de pessimisme quant à l'avenir de la femme tunisienne. Tout en rappelant son statut juridique unique dans le monde arabe, un sentiment d'inquiétude s'est développé parmi les observateurs -à tort ou à raison- autour de la conservation des acquis constitutionnels des Tunisiennes, et ce, malgré les positions modérées et conservatrices affichées par le parti majoritaire.

«Nous respecterons les droits de la femme sur la base du code de statut personnel et de légalité entre les Tunisiens quels que soient leur religion, leur sexe ou leur appartenance sociale», avait déclaré Nourreddine Bhiri, membre de la direction du parti islamiste.

Avisées et circonspectes, les Tunisiennes considèrent comme infondées ou trop orientées ces premières analyses hâtives. A contre-pied des regards alarmistes, elles semblent appréhender ce premier vote libre, avec confiance et méfiance. Même si pour elles la victoire de Ennahda n'est pas une surprise -c'est l'écart entre les deux premiers partis qui surtout étonne- ces femmes mettent en avant une lecture plus nuancée des résultats:

«Je comprends les inquiétudes en France et ailleurs, mais je crois que les femmes tunisiennes ont leur avenir entre les mains et qu'elles le savent. Moi, je m'acharnerai à défendre mes droits, "voilée ou pas". Il faut accepter, c'est le début d'une démocratie sur fond de culture arabo-musulmane», confie Leila, la quarantaine, musulmane et tunisienne, travaillant dans le social.

«La religion, ce que les Tunisiens connaissent le mieux»

Fortes de leur rôle déterminant dans le succès des révoltes de janvier, les Tunisiennes sont devenues vigilantes alors même que certaines rumeurs de fraudes électorales aiguises les tensions:

«Pour faire leur choix devant les murs de la campagne, les personnes ne sachant pas lire ont eu pour message de voter pour la "colombe" (le logo du parti Ennahda. Ndlr)», témoigne Abir, musulmane et enseignante à Tunis.

Certaines comptent sur les journalistes pour établir la transparence autour de l'organisation du parti Ennahda «Ce parti n'est pas clair, il faut les surveiller». «D'où vient l'argent? Qu'a fait Rached Ghannouchi (le leader du parti Ennahda. Ndlr) pendant son séjour en Angleterre? Qui est-il? Qui sont-ils?» interroge Leila, tout en rappelant que «le "dégage" peut encore sévir».

«On n'a pas peur de ce parti. S'il devient menaçant, vous pouvez être sûr que les Tunisiennes, voilées ou pas, descendront dans les rues», lance Wided, 23 ans, employée d'une agence de voyage sur l'île de Djerba.

La plupart expliquent ces résultats provisoires par une rupture politique trop brusque et un besoin évident de se rassurer:

«Au début c'était la panique et la volonté de nier. Puis, la déception. J'ai voté pour le CPR. Je pensais que les résultats seraient plus serrés. Mais en citoyens responsables et démocrates nous devons respecter la voix du peuple», confie Abir.

«Après une longue dictature, un parti islamiste c'était le choix de la sécurité, de l'honnêteté, du sérieux,...», estime Sarah, 26 ans, consultante en financement.

«Il y a eu une crainte de perte d'identité face au renouveau. Libérés de l'emprise infantilisante de Ben Ali, il fallait se raccrocher à ce que les Tunisiens connaissent le mieux: la religion», explique Leila.

La participation politique décevante des femmes

On peut d'ores et déjà présager sans trop se tromper que les droits de la femme seront au cœur des prochains sujets politiques abordés. Compte tenu des attentes et des promesses faites en neuf mois de campagne, la place et le rôle des femmes dans la campagne au sortir de l'élection restent décevants:

«La participation de la femme dans la campagne politique n'était pas suffisante. On n'a vu que des figures connues comme Radia Nasrawi, Maya Jribi ou Sihem ben Sedrine», rappelle Abir.

«Elle est peu présente voire absente et pourtant on ne parle que d'elle: la femme tunisienne n'est pas tout à fait libre, on parle encore à notre place!», s'insurge Leila.

Comme en Europe, la parité politique en Tunisie risque de demeurer plus théorique que pratique:

«La parité est loin d’être la grande gagnante dans cette élection. Les femmes sont sous-représentées. Une loi instaurait en avril dernier la parité et l'alternance obligatoire sur les listes électorales, une réforme inédite dans le monde arabe. Finalement, la société tunisienne n’est pas prête à laisser une place responsable et de gouvernance à la femme», estime Hannan, mère trentenaire de deux enfants.

Le paradoxe des Tunisiennes

Déterminées, les Tunisiennes n'entendent pas qu'on touche à leur statut. En vigueur en Tunisie depuis le 13 août 1956, le code du statut personnel interdit la polygamie, la répudiation des épouses, permet l'avortement libre et donne droit au divorce judiciaire. Même si les acquis sont incontestables, le chemin à parcourir vers une véritable équité sur l'ensemble du territoire reste encore incertain:

«La femme tunisienne est forte, indépendante et éduquée, elle ne laissera aucun résultat aucun parti mettre en cause sa place. Plus jamais elle ne reculera.» «Si Ennahda maintient nos acquis, s'ils travaillent pour nous et respectent nos libertés, on pourra cohabiter. S'ils trahissent leurs promesses, nous résisterons», assure Abir.

«Les Tunisiennes sont enfermées dans un paradoxe: elles veulent vivre libres et avancer mais elles sont retenues par leur éducation et leur culture. Mais ce n'est pas la majorité. Pour ma part, je n'ai pas besoin d'un gouvernement qui me dit ce qu'est la religion musulmane», insiste Leila.

Une évolution ambivalente des mentalités qui n'est pas née avec la chute du régime de Zine el Abidine Ben Ali, le dictateur tunisien déchu.

«Je trouve que la Tunisie s’est transformée ces dernières années, l’image de la femme enrubannée dans son "sefserri" a été abandonnée au profit du "hijab" importé par la génération d’immigrés vivant en France. Le défi c'est de trouver un équilibre entre toutes les facettes (mère, étudiante, femme active,…) et la foi revendiquée comme un droit libre et non une soumission. La lutte des pouvoirs est telle, que je crains toute radicalisation du système pour effacer l'ère Ben Ali», analyse Hannan.

Premiers pas démocratiques: victoire de l'islamisme à la Turque

Les Tunisiennes interrogées ont bien l'esprit que dans le reste du monde, les femmes «les regardent» en ces temps de choix politiques cruciaux et «comptent sur elles». Revendiqué par Ennahda, le modèle turc leur semble encore flou. Pourtant, il apparaît qu'en Turquie, certaines femmes craignent toujours que le gouvernement du Parti pour la justice et le développement (AKP) montre son véritable visage:

«Les familles pratiquantes et pauvres y trouvent leur compte: ils reçoivent des aides alimentaires et financières de la part du parti. L'image qu'on a du gouvernement turc est celle d'un islamisme modéré. Mais sur place on appréhende que les extrêmes se dévoilent et limitent les droits des femmes et des minorités», témoigne Zeynep, une jeune trentenaire Turque.

Entre relativisme et circonspection

«Ennahda est peut être juste la réponse à un état d’urgence. Mais ne répond pas d'un mouvement de pensée unanime. La Tunisie est dans une période "d'adolescence", sa révolution en toile de fond», relativise Hannan.

«Je ne peux pas croire que les Tunisiens se laisseront imposer une dictature islamique. Donc je reste très optimiste», rassure Abir, particulièrement informée sur la situation politique tunisienne.

D'autres regardent la montée des valeurs islamiques en Tunisie avec plus de circonspection. On regrette que les Tunisiens aient manqué de volonté de changement et «d'audace» durant cette première étape démocratique:

«J’aurais souhaité que les Tunisiens restent sur cette dynamique de changement et tentent une approche plus audacieuse. Dès la chute de Ben Ali, je craignais une rapide dégradation de la situation civile. Mais les Tunisiens sont déterminés à ne plus accepter l’inacceptable», se rassure Hannan.

Mehdi Farhat

 

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Mehdi Farhat

Journaliste à SlateAfrique

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