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Des Tunisiens manifestent devant le bureau du Premier ministre Ghannouchi, à Tunis, le 25 février 2011. REUTERS/Zoubeir Souissi
Des Tunisiens manifestent devant le bureau du Premier ministre Ghannouchi, à Tunis, le 25 février 2011. REUTERS/Zoubeir Souissi

Le Premier ministre tunisien «dégagé» par la rue

Chef du gouvernement, Mohammed Ghannouchi a démissionné le 27 février à la suite des manifestations réclamant son départ. L’avenir de la Tunisie est de plus en plus incertain.

Depuis plusieurs semaines déjà, on avait le sentiment que la vie du gouvernement tunisien de transition ne tenait plus qu’à un fil. Le 27 février, ce fil a rompu. Mohammed Ghannouchi, le Premier ministre, terriblement fragilisé par le vent de fronde qui souffle à nouveau sur le pays, a annoncé sa démission.

Elle a été acceptée par le président par intérim, Foued Mebazaa, presqu’octogénaire. C’est un autre vétéran de la politique, Béji Caïd Essebsi, 85 ans, ancien ministre des Affaires étrangères d’Habib Bourguiba (le premier président de la Tunisie indépendante de 1957 à 1987), qui le remplace.

Contrairement à Ghannouchi, qui avait été le Premier ministre docile de Ben Ali entre 1999 et 2011, Caïd Essebsi n’est lié ni de près de loin à l’ancien régime. Il passe de plus pour un «libéral».

C’est un homme qui a son franc-parler: il s’est brouillé avec Bourguiba à plusieurs reprises, ce qui lui a valu une traversée du désert d’une dizaine d’années, jusqu’en 1980. En 1994, il s’était totalement retiré de la scène publique et avait repris son métier d’avocat.

Interviewé par la chaîne de télévision privée Nessma, quelques jours après la fuite de Ben Ali le 14 janvier, il avait eu des mots très durs à l’égard de l’ancien président qu’il avait traité de voyou, et s’était vivement offusqué des menaces proférées par Kadhafi contre la Révolution tunisienne.

Cette sortie médiatique a certainement joué en sa faveur ; mais il hérite d’une situation périlleuse. Le gouvernement —ou ce qu’il en reste— est en effet soumis à une intense pression populaire. Et les esprits se sont dangereusement échauffés.

La Révolution joue les prolongations

C’est la rue qui a fait tomber Mohamed Ghannouchi. Ou, plus exactement, qui l’a fait «dégager». Plusieurs milliers de manifestants réoccupaient depuis une dizaine de jours la place de la Casbah, devant ses bureaux, dans le centre de Tunis, et exigeaient à la fois son départ, la convocation immédiate d’une Assemblée constituante et l’instauration d’un régime parlementaire.

Replié avec son équipe depuis la mi-janvier à Carthage, dans l’annexe administrative de la présidence tunisienne —plus fonctionnelle, plus spacieuse, mais surtout à l’écart du bruit et de la fureur de la ville— Ghannouchi avait choisi de faire le dos rond.

Tout a basculé le 25 février, décrété «journée de la colère» par la coalition hétéroclite de ses opposants. Une foule énorme et compacte de plus de 100.000 manifestants converge alors vers la Casbah, à l’appel de l’Union générale tunisienne du travail (l’UGTT, la puissante centrale syndicale) et du Front du 14 janvier, qui regroupe la galaxie de la gauche radicale ainsi que des islamistes.

Dans les cortèges, beaucoup d’étudiants, et encore plus de curieux. La Révolution joue les prolongations. Il y a trois fois plus de monde devant le ministère de l’Intérieur que le 14 janvier, le jour de la fuite précipitée de Ben Ali. L’ambiance est bon enfant, presque festive.

Le rassemblement se disperse dans le calme en fin de journée, mais au même moment, avenue Bourguiba, de l’autre côté de la médina, les choses dégénèrent.

Des groupes de casseurs encagoulés et armés de bâtons et de cocktails Molotov investissent l’artère principale de Tunis, brisent les vitrines de boutiques, incendient les poubelles, et attaquent le ministère de l’Intérieur, symbole honni de l’arbitraire policier de l’ancien régime.

Les échauffourées sont vives. Les forces de l’ordre, débordées, tirent des grenades lacrymogènes. Scènes de guérilla urbaine. Qui sont les casseurs? Il s’agit à l’évidence de hooligans. Mais sont-ils téléguidés, et par qui? Les gauchistes? Les milices du RCD, l’ancien parti de Ben Ali, dont la dissolution par décision de justice devrait intervenir dans les tous prochains jours, mais dont l’ombre plane encore lourdement sur le pays, traumatisé par les exactions des dernières semaines? Impossible à dire.

«Je ne serai pas le Premier ministre de la répression»

Le lendemain, samedi 26 février, les événements se répètent mais prennent une tournure dramatique. On compte cinq morts, plusieurs dizaines de blessés —dont de nombreux policiers. C’est la stupeur.

La situation devient intenable pour Ghannouchi. Les premières rumeurs sur un possible départ commencent à circuler. Le 27 février, vers 15 heures, il convoque la presse et annonce qu’il jette l’éponge:

«Je ne serai pas le Premier ministre de la répression. Je ne veux pas être à l’origine de décisions qui pourraient provoquer des souffrances et des victimes inutiles.»

Ghannouchi avait été maintenu à son poste pour assurer un semblant de continuité de l’Etat, et parce que, pensait-on, son intégrité, reconnue par tous, était sensée lui servir de bouclier contre les attaques personnelles. Pour apaiser les craintes, il avait d’emblée prévenu qu’il cesserait toute activité politique à l’issue de la transition.

Mais, plombé par son étiquette de collaborateur zélé de Ben Ali qu’il a traînée comme un boulet, desservi par son manque de charisme et pénalisé par son manque de flair, il n’a jamais réussi à rassurer vraiment les Tunisiens.

Ghannouchi discrédité

Son péché originel aura été de confier tous les portefeuilles régaliens de son premier gouvernement à d’anciens caciques du RCD le 17 janvier. Cette décision incompréhensible a braqué l’opinion, entraîné la colère de l’UGTT et provoqué une première occupation de la Kasbah, qui s’est soldée, le 27 janvier, par la constitution d’un deuxième gouvernement, débarrassé des pontes de l’ancien régime.

Ghannouchi fait alors appel à des quadras, qui ont fait leurs preuves à l’étranger ou dans le secteur privé, en débauchant un certain nombre de membres de l’Association des Tunisiens (diplômés) des grandes écoles (Atuge). La coloration technocratique et apolitique de son équipe est d’abord bien perçue. Mais Ghannouchi dilapide son crédit lorsque la liste des nouveaux gouverneurs (l’équivalent des préfets) est rendue publique, début février: 19 des 24 nouveaux représentants de l’Etat en région ont appartenu au RCD.

Les soupçons de collusion reviennent en force. Plusieurs villes de l’intérieur se soulèvent, et les autorités sont obligées de faire machine arrière. Elles annoncent qu’une nouvelle liste va être arrêtée, en concertation avec l’UGTT. Terrible aveu de faiblesse.

Les ratés du gouvernement

L’agitation se déplace alors sur le terrain social, les débrayages se multiplient, dans tous les secteurs: les policiers, les enseignants, les éboueurs, les employés de Tunisie Telecom, l’opérateur historique des télécommunications, comme ceux de la compagnie aérienne Tunis Air, se mettent en grève pour réclamer des augmentations salariales. Le gouvernement, à chaque fois, cède pour acheter un semblant de paix sociale —et ce alors que les caisses de l’Etat se vident dangereusement.

L’idée que le Premier ministre manque de leadership et qu’il subit plus qu’il n’agit s’installe. L’attelage ministériel est encore fragilisé le 13 février par la démission du ministre des Affaires étrangères, Ahmed Ounaies, étrillé sur le plateau de la chaîne Nessma pour avoir chanté les louanges de Michèle Alliot-Marie, alors ministre des Affaires étrangères, lors de sa visite à Paris.

Les ratés de la communication gouvernementale, qui tarde à publier la liste des membres du clan présidentiel arrêtés, fait le reste. On soupçonne maintenant les technocrates de l’équipe «Ghannouchi 2» de collusion avec Marouane Mabrouk, un des hommes d’affaires les plus en vue de l’ancien régime, gendre de Ben Ali. Relayées sur Facebook, les campagnes de calomnie font des dégâts considérables.

Un Premier ministre, trop peu expérimenté

En réalité, Mohamed Ghannouchi, malgré sa bonne volonté, n’était pas l’homme de la situation. Car contrairement aux apparences, c’est un novice en politique. D’où ses maladresses répétées. L’explication est triviale: du temps de Ben Ali, tout le pouvoir était concentré à Carthage, entre les mains du président, de ses conseillers —une cinquantaine— et de son épouse, Leïla Trabelsi.

Exécutant, simple courroie de transmission, le Premier ministre, technocrate bon teint, était confiné à l’économie et à la gestion, et n’avait pas son mot à dire sur les affaires régaliennes. Il était à la fois coupé de la société civile et déconnecté des rouages de «l’Etat profond» (l’administration du ministère de l’Intérieur, véritable Etat dans l’Etat sous Ben Ali).

Propulsé sur le devant de scène après le 14 janvier, Ghannouchi a eu, à chaque fois, les mauvais réflexes en tentant de s’appuyer sur les gens qu’il connaissait, avec lesquels il avait travaillé, ou ceux originaires de sa région, le Sahel [région littorale proche de Sousse, à 150 kilomètres au Sud de Tunis, ndlr], sans mesurer à quel point ils étaient disqualifiés aux yeux de l’opinion.

Le paradoxe de toute l’affaire réside dans le fait que le secrétaire général de l’UGTT, Abdessalem Jrad, toujours en poste lui, s’est infiniment plus compromis avec l’ancien régime que le Premier ministre démissionnaire. Mais, opportuniste et manœuvrier, il a réussi —jusqu’à maintenant— à se maintenir à son poste et à surfer sur la vague sociale. Il s’est quasiment auto-proclamé «porte-parole de la Révolution» —bien qu’il n’y ait pris aucune part— et vient d’ailleurs de faire savoir qu’il «regrettait» que la nomination de Béji Caïd Essebsi n’ait pas été décidée «dans la concertation».

La Tunisie dans le flou total

Le nouveau Premier ministre va devoir manœuvrer finement, et devra sans doute se résoudre à sacrifier quelques technocrates quadragénaires de l’ancienne équipe pour dissiper les soupçons. Il va également devoir rapidement exposer sa vision du calendrier politique pour les mois à venir, car la Tunisie nage en plein brouillard.

Les pouvoirs du président par intérim, Foued Mebazaa, expirent théoriquement le 15 mars. Il faudra trouver une astuce constitutionnelle pour les prolonger, car des élections ne pourront pas être organisées avant cette date. Tout doit être remis à plat: la loi sur les partis politiques, le code électoral, le fichier électoral, le découpage en circonscriptions.

Aucune règle de financement n’a été arrêtée, le flou est total. Et l’on ignore si le schéma initialement annoncé, qui prévoyait une élection présidentielle avant le mois de juillet et des législatives ensuite seulement —car le président par intérim ne peut normalement pas dissoudre le Parlement— est encore d’actualité.

Les manifestants de la Casbah réclament une Constituante, donc des législatives. Mais une telle option supposerait de tourner le dos définitivement à la légalité constitutionnelle. Ce serait alors un véritable saut dans l’inconnu. Une révolution dans la révolution. La question qui se pose alors, c’est si le gouvernement aura les moyens de résister.

Samy Ghorbal

Samy Ghorbal

Journaliste et écrivain, Samy Ghorbal vit entre Paris et Tunis. Il a publié Orphelins de Bourguiba & héritiers du Prophète (Cérès éditions, janvier 2012), un essai sur l’évolution du rapport Etat/politique/religion en Tunisie, de l’indépendance à la Révolution.

 

Ses derniers articles: Ennhada applique déjà la charia  Les pays du Golfe font-ils la loi en Tunisie?  Moncef Marzouki, de la rupture à la compromission? 

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