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Somalie: le spectre de la «guerre des bandits»
Le Kenya envoie des troupes en Somalie pour punir les islamistes. Mais Nairobi ne risque-t-il pas de connaître son Vietnam?
Mise à jour du 19 octobre 2011: Le ministère des Affaires Etrangères français a annoncé aujourd'hui la mort de Marie Dedieu, l’otage française enlevée au Kenya le 1er octobre dernier. Des milices shebabs somaliennes avaient kidnappé la sexagénaire, handicapée et souffrant de graves pathologies, dans sa maison située dans l’archipel de Lamu, dans le nord du Kenya. Les bandits avaient réussi à s’enfuir en Somalie. Le porte-parole de la diplomatie française n'a pas précisé la date ou les circonstances du décès de la Française.
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“En invoquant l’article 51 de la Charte des Nations unies, le Kenya a le soutien du Conseil de sécurité des Nations unies afin de poursuivre Al-Shebab en Somalie.”
Selon le quotidien chinois, le ministre aurait précisé que, conformément à l’article 51, un Etat avait le droit de pénétrer sur le territoire d’un autre pour se défendre contre toute agression.
“Nous sommes sur les traces d’Al-Shebab, a martelé Saitoti, et nous allons éliminer les milices d’Al-Shebab qui ont fait souffrir des Kenyans et des étrangers innocents.” Des hommes venus du sud de la Somalie ont en effet enlevé une ressortissante britannique, une Française et deux membres espagnols de Médecins Sans Frontières, ainsi que deux soldats kényans.
La guerre des Bandits
Ce n’est pas la première fois que le Kenya est confronté à des difficultés avec son voisin somalien. Peu après l’indépendance du pays en décembre 1963, la population de la Province du Nord-est, majoritairement somalienne, avait réclamé son rattachement à la Somalie. L’affaire avait dégénéré en guérilla, avec le soutien du gouvernement de Mogadiscio, et la répression kényane avait été brutale.
La guerre, dite “Shifta War” ou “guerre des Bandits” (nom donné par la propagande kényane aux insurgés somaliens), avait duré de 1964 à 1967, et s’était plus ou moins terminée sur un match nul, un accord ayant été signé entre les deux parties. Le Kenya a conservé la Province du Nord-est, mais la Somalie n’a jamais renoncé à ses prétentions.
Depuis, la situation a toujours été tendue dans la région, et elle n’a fait que s’aggraver avec le délabrement de l’Etat somalien et la dilution de toute autorité centrale au début des années 90. Chassés récemment de Mogadiscio, les miliciens d’Al-Shebab ont ouvert un nouveau front en menant des raids sur le territoire kényan. Leur objectif paraît peu clair et leurs calculs erronés.
Réputations de “cimetières des empires”
Souhaitaient-ils exiger des rançons pour la libération des étrangers enlevés et avaient-ils escompté que le Kenya ne réagirait pas? Ou veulent-ils provoquer un élargissement du conflit? Dans un cas comme dans l’autre, on voit mal quel bénéfice ils en retireront, à part, peut-être, celui de se faire passer aux yeux des autres acteurs du désordre somalien comme les défenseurs du territoire national.
Quoi qu’il en soit, du côté kenyan, les objectifs sont plus évidents. Comme l’a dit le ministre Saitoti, l’armée de Nairobi est là pour neutraliser les Shebab. Et le Kenya n’y va semble-t-il pas de main morte. Des témoins, rapporte la BBC, “ont vu des dizaines de véhicules militaires déferler à la frontière, appuyés par des avions et des hélicoptères”.
Que vaut l’armée kényane? Sur le papier, c’est une force relativement imposante pour l’Afrique. Elle aligne 63 000 hommes, dispose d’un panachage de matériels occidentaux et ex-soviétiques déjà anciens. Ses officiers sont formés à la Britannique, et elle peut sans doute compter sur le soutien tacite des Etats-Unis, qu’une intervention musclée contre Al-Shebab ne doit probablement pas déranger. L’aide américaine, qui reste bien sûr à démontrer, pourrait prendre la forme d’un soutien crucial dans le domaine du renseignement. Le Kenya est par ailleurs lié à l’Ethiopie par traité depuis 1970. Nairobi n’est donc pas seul dans cette aventure qui tient davantage de l’opération de police et de l’expédition punitive que d’une réelle volonté de conquête, faut-il supposer. Toutefois, un élément clé fait défaut aux militaires kényans: l’expérience.
Les miliciens somaliens ne s’y trompent pas. Comme l’a dit Ali Mohamud Ragi, porte-parole des Shebab, à la BBC:
“Nous allons nous défendre. Le Kenya ne connaît pas la guerre. Nous, nous connaissons la guerre. Les grands immeubles de Nairobi seront détruits. Nous avons lutté contre des gouvernements plus anciens et plus puissants que le Kenya, et nous les avons vaincus.” Dans d’autres propos repris cette fois par CNN, le même assure qu’en riposte, les miliciens vont entrer au Kenya.
C’est toujours avec circonspection qu’il faut prendre ce genre de déclaration. De même qu’il faut se défier des réputations de “cimetières des empires” dont sont auréolés certains théâtres d’opérations. On a beau, encore aujourd’hui, clamer que l’Afghanistan a fait mordre la poussière à l’Armée Rouge, la réalité sur le terrain fut tout autre. Les troupes soviétiques, en dix ans de campagnes impitoyables, avaient repoussé les moudjahidines dans les montagnes, conservé le contrôle des villes et des grands axes routiers, et même pris celui des cols stratégiques reliant le pays au Pakistan.
Appui de l’armée éthiopienne
En dépit de tous nos rêves romantiques, il est rare qu’une guérilla puisse à elle seule chasser par les armes une armée professionnelle. Tout au plus peut-elle engendrer un niveau de nuisance suffisant pour que le pouvoir à l’origine de l’intervention préfère replier ses forces pour ne pas payer un coût politique trop élevé.
Or, du côté de Nairobi, on ne prend manifestement pas les choses à la légère. Le Standard kenyan, sur son site, annonce la prise des villes d’Asmadow et de Qoqani à une centaine de kilomètres au-delà de la frontière, et précise que des unités avancées approchent de Kismayo. Rappelant que l’armée kényane a déjà perdu un hélicoptère (accidentellement, d’après les autorités) le Standard estime que le pays est en guerre. Il parle de “front” et ajoute “que l’offensive militaire contre le groupe terroriste, baptisée Opération Linda Nchi (Opération Protéger le Kenya) se poursuivra jusqu’à ce que la milice soit maîtrisée”. L’intervention se déroulerait en accord avec le gouvernement somalien, qui, en 2009, avait déjà bénéficié de l’appui de l’armée éthiopienne contre les milices islamistes.
“Dans le cadre de cet assaut soigneusement préparé, de nouvelles troupes sont déployées sur des positions stratégiques, tandis que l’aviation et les unités terrestres tirent des missiles sur les espaces sablonneux de Somalie et les refuges des terroristes, se félicite le Standard. Les officiers disciplinés du Kenya vont appuyer les forces du Gouvernement Fédéral de transition [somalien] afin de parvenir à une solution durable à l’instabilité qui règne dans ce pays en guerre depuis vingt ans.”
Les expéditions punitives de ce genre ont, au fil de l’histoire, connu des succès divers. Souvent, une fois les objectifs proclamés officiellement atteints, la force d’intervention se replie, laissant derrière elle une zone ravagée et par conséquent encore plus instable qu’avant l’offensive. Parfois, comme lors de l’intervention de l’armée sud-africaine au Lesotho en 1998, elle piétine dès les premières pertes et s’achève sur un demi-échec que les politiques s’efforcent alors de dépeindre comme une victoire. Ou elle évolue en une opération militaire à une échelle plus vaste et aboutit à un véritable bain de sang, accompagné d’une occupation ruineuse qui ne fait qu’alimenter les rancœurs jusqu’à la reprise des hostilités.
Une situation de type Vietnam
L’Ethiopie risque-t-elle de profiter de l’offensive de Nairobi pour revenir en force en Somalie? C’est une hypothèse qu’il ne faut pas écarter, même si rien, pour l’heure, ne permet de l’envisager. On pourrait aller plus loin et imaginer une intervention multinationale, avec un partage de facto du pays, afin de mettre fin à la zone de non-droit qu’est devenue la région en vingt ans. Comme nous l’avons évoqué plus haut, il est certain que les chancelleries occidentales ne se plaindraient pas d’un retour au calme dans la Corne de l’Afrique. Que ce calme soit rétabli grâce à des armées locales permettrait en outre d’éviter que soient sollicitées des forces américaines et européennes déjà étirées au maximum de leurs capacités.
Certains Kényans, cependant, ne voient pas d’un bon œil cette guerre à leur frontière. Comme ce blogueur qui ose poser la question: “L’armée kényane peut-elle vaincre les Shebab?” Pour l’auteur de ce blog, qui, enfant, a vécu la “Shifta War”, la réponse est sans équivoque:
“Nous nous sommes mis dans une situation de type Vietnam. En d’autres termes, pour ceux dont le cœur se soulève à la moindre référence historique, Mesdames et Messieurs, l’armée kényane s’est lancée dans une guerre qu’elle ne pourra jamais gagner. Nous avons perdu la Shifta War et rien ne permet de penser que cette fois encore, le résultat sera différent.”
Rien, surtout, ne permet de penser que même si les Kényans venaient effectivement à écraser les Shebab, la région connaîtrait enfin la paix.
Roman Rijka
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