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Essaouira, le Woodstock africain
Depuis 15 ans, l’ancienne Mogador, la citadelle portuaire du sud marocain se transforme chaque été durant quatre jours en lieu de musique et de fête, tel un véritable Woodstock africain.
Mise à jour du 21 juin 2012: Le Festival Gnaoua Musiques du Monde d'Essaouira fête ses 15 ans cette année du 21 au 24 juin 2012. Le plus célèbre et le plus populaire des
festivals marocains, placé sous le signe du mélange des cultures musicales, rassemble chaque année près de 450 000 personnes. Plusieurs styles de musique y sont proposés : du jazz et du latin jazz, de l’électro rock, des rythmes africains, de la musique soufie et bien
sur les rythmes gnaoua qui ont fait la renommée du rassemblement.
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A l’aube des années 70, avec Katmandou, l'île de Wight et Woodstock, Essaouira, l'ancienne Mogador, avait attiré les fervents du peace and love et abrité une génération de hippies en rupture de ban. C’était l’époque des baba cools aux cheveux longs et pantalons pattes d’éph’ qui venaient taquiner leurs guitares sur la plage. Ces derniers avaient élu leur spot dans le creux des dunes de Diabet, un hameau de pêcheurs à l’écart de la ville, devenu depuis un lieu de pèlerinage des rebelles nostalgiques du flower power et des chevronnés de kitesurf.
Un lieu cosmopolite légendaire
Les artistes ont toujours été attirés par ce petit port du sud marocain constamment battu par les alizés, et où les vagues de l’Atlantique se brisent avec fracas sur les rochers, dans des feux d’artifice d’embruns. Le nom Essaouira provient de Al Souirah, la petite citadelle ceinturée de remparts crénelés, connue pour avoir été le port de Tombouctou, relais légendaire des caravanes de chameliers du Mali. Ses monuments les plus emblématiques, la Porte de la Marine construite en 1769 ou la Scala du port, jonchée de canons espagnols, en font un véritable musée en plein air.
La mythologie de cette cité forteresse bâtie par les Portugais, qui y établirent un comptoir dans le sillage des caravelles de Vasco de Gama, et redessinée par l'architecte français Théodore Cornut en 1766 a été portée à l’écran par Orson Welles, qui y tourna son Othello en 1951.
Fin juillet 1969, c’est le célèbre guitariste Jimi Hendrix qui y fit escale un jour et une nuit, avant de s’envoler pour le festival américain de Woodstock. Il venait de vivre des moments difficiles: démêlés avec la justice, querelles intestines avec son groupe du Living Theater. Les troubadours de la ville océane racontent avec beaucoup de romance que Jimi s’est acheté une djellaba, qu’il fuma quelques joints et se promena sur la plage. La légende affirme qu’il y a composé son cultissime Castle Made of Sand…
Depuis sa création en 1998, le festival Gnaoua d’Essaouira, qui met en avant la musique et le patrimoine gnaoui en fusion avec le jazz, le blues, le rock, au titre des musiques du monde, perpétue cette tradition de ville de confluences artistiques. Les échanges artistiques entre le Maroc, l’Afrique noire et l'Occident ont fait s’internationaliser la musique gnaoua, grâce des influences extérieures au Maghreb comme celles de Bill Laswell, Adam Rudolph et Randy Weston, qui font souvent appel à des musiciens gnaouas dans leurs compositions.
Celles d'Ali Farka Touré, notamment le titre Sega dans l'album Talking Timbuktu en donnent un bel exemple. Le festival a vu défiler des grands noms de la musique jazz: Pat Metheny, Stefano di Battista, Wayne Shorter Quartet… révélant ainsi son ouverture et son caractère cosmopolite.
Le festival s’est déroulé cette année du 23 au 26 juin, et le chanteur malien Salif Keita, le pianiste arménien Tigran et le percussionniste turc Trilok Gurtu ont ravi le public aux côtés d’artistes marocains de renom comme Mahmoud Guinea, Abdelkebir Merchane ou Hamid Kasri. Des concerts organisés dans des lieux d’une rare beauté comme la place Moulay Hassan ou le Bastion de Bab Marrakech, sauvé de la ruine grâce à l’engagement des organisateurs du festival et des amoureux d’Essaouira.
Une musique syncrétique d’Afrique et du Maghreb
Pour les puristes qui se pressent dans les Zaouias, ces lieux de culte où l’on invoque des divinités ancestrales, ce grand rassemblement est l’occasion d’assister à des lilas (nuits de guérison). Là, les Maâlemines (Maîtres) authentiques, véritables musicothérapeutes, jouent la musique mystique et sacrée des confréries gnaouas, dont la majorité sont les descendants d’esclaves issus de populations d’origine noire africaine (Sénégal, Mali, Guinée, Ghana, etc.).
Une musique lancinante mêlant vocalises soufies et chants entêtants immémoriaux, paroles insondables de musiciens devins, de guérisseurs, de danseurs, d’acrobates tournoyants et de conteurs affublés de bonnets aux couleurs criardes, ornés de coquillages cauris. Un mélange syncrétique d’Afrique animiste et de Maghreb musulman, aux rythmes endiablés du guembri (un luth-tambour à deux cordes), de tambourins et de crotales, ces grandes castagnettes de fer qui imitent le son strident des serpents à sonnette.
Abderhmane «Paco» Kirouche, membre du groupe mythique et contestataire des années 70 Nass El Ghiwane a popularisé cet art au Maroc et rappelé que la musique, les mélopées et les rituels gnaouas ont des origines communes avec le Vaudou haïtien, la Santería cubaine et le Candomblé brésilien. Ces pratiques d'origine yoruba, angola ou encore fon ont dû se métamorphoser pour survivre, et adopter l'islam comme religion et traverser les âges —à l’instar de celles disséminées elles aussi par la traite négrière, et qui ont dû se fondre dans le christianisme des conquistadors en Amérique et aux Caraïbes, sans se départir des cultes et croyances africaines.
Un remède de tolérance contre les tabous
En 14 ans d'existence, le festival d’Essaouira a acquis une formidable notoriété, aussi bien auprès de la jeunesse marocaine, qui vient en masse de tout le pays (le festival rassemble près de 400.000 personnes chaque année), que des fans de world music du monde entier. Il a souvent été associé à la rage de vivre et à la volonté de liberté d’une jeunesse qui rêve plus que jamais d’une movida à la marocaine en ces temps de révolutions arabes.
The New York Times faisait en 2010 une dédicace à cet intermède de fête durant lequel les pesanteurs de la société marocaine, encore engoncée dans les tabous et les interdits politiques et sociaux, sont oubliées:
«Essaouira, ce rêve d'une nuit d'été où l'on vient pour la musique et où l'on découvre la magie de toutes les beautés de tous les instants, où que l'on se trouve et quelle que soit l'heure du jour et de la nuit».
C’est un fait incontestable: malgré ses imperfections et quelques atermoiements qui ont jalonné son parcours, le festival Gnaoua, né de la volonté de deux femmes courageuses, Neïla Tazi et Soundouss El Kasri, et de tant d’artistes talentueux et de collaborateurs passionnés, soutenus dans leurs efforts par André Azoulay, fils d’Essaouira et conseiller royal, a rendu à la ville son identité de tolérance et de beautés diverses.
Son artisanat de bois de thuya, de ferronnerie, ses bijoux berbères, ses petits restos qui parsèment les ruelles étroites de sa médina, ses coopératives de tapis et d’huile d'argan, et ses riads, qui ont fleuri de nouveau et fini par asseoir la réputation de son charme envoûtant.
«Boycottez le festival, c’est l’œuvre de Satan!», avaient lancé les islamistes à la création du festival d’Essaouira, que l’on disait perdu à cause de tant de préjugés moraux et d’un soutien politique et financier —encore et toujours— obtenu à l’arraché.
Ses détracteurs n’auront pas réussi à couper la cité des mouettes et des cormorans de son histoire, celle d’une Babel africaine, berbère, juive, arabe, andalouse, devenue aujourd’hui un melting-pot mondial de la culture.
Ali Amar
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