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17 octobre 1961, le déni de mémoire
Avec le roman Meurtres pour mémoire (éd.Gallimard), l'écrivain Didier Daeninckx fut l'un des premiers à mettre des mots sur la violente «bataille de Paris». Interview.
Mise à jour du 18 octobre 2012: François Hollande a officiellement reconnu le 17 octobre au nom de la République la "sanglante répression" des manifestations d'Algériens le 17 octobre 1961 à Paris, rompant avec un silence de 51 ans de l'Etat sur les événements. "Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l'indépendance ont été tués lors d'une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. Cinquante et un ans après cette tragédie, je rends hommage à la mémoire des victimes", a déclaré le Président de la République dans un court communiqué
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SlateAfrique - Pourquoi le 17 octobre 1961 est-il aussi peu médiatisé en France?
Didier Daeninckx - Les peuples colonisés sont les derniers à avoir le droit à la parole. Il a fallu attendre que les jeunes gens «issus de l’immigration» interrogent le mal-être, au début des années 1980, pour que reviennent difficilement à la surface les épisodes du combat de leurs parents. Ces interrogations se sont heurtées à des «vérités officielles» qu’il a fallu comprendre puis contester et, enfin, se mettre en quête des éléments qui permettaient de dire les faits. Je constate que cela peut prendre cinquante années.
SlateAfrique - A l’époque, les événements du 17 octobre étaient-ils connus de la population?
Didier Daeninckx - La presse était sous contrôle de la censure, la radio et la chaîne de télévision directement sous la coupe du ministère de l’Information. Et si la manifestation a été relatée par tous les organes de presse, ce qui en était dit était vérifié, réécrit. Ne filtrait que la version officielle: «trois morts dont un Européen», qui est toujours en cours. On savait qu’il s’était passé quelque chose de grave mais sans possibilité de comprendre ce que ce mot «grave» recouvrait.
SlateAfrique - Le préfet Maurice Papon est-il le responsable de ces massacres? Ou a-t-il agi sur ordre du général de Gaulle?
Didier Daeninckx - Au cours des derniers mois de la guerre d’Algérie, les éléments les plus ultras présents dans le gouvernement français et la haute administration ont marqué des points et ont poussé à l’affrontement, alors même que le général de Gaulle était engagé sur la voie de l’indépendance algérienne.
Le Premier ministre a tenté par une stratégie de durcissement de peser sur les négociations engagées avec le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne).
La tentative visait à conserver une grande partie du Sahara, à s’assurer des ressources de gaz et de pétrole, et à maintenir sur une longue durée le centre d’expérimentation de la bombe atomique.
Le préfet Papon, qu’on savait déterminé et obéissant, a été l’un des instruments de cette politique. Les derniers travaux menés par les historiens font état de réticences de la part du chef de l’Etat, et d’une chaîne de commandement sans faille allant du Premier ministre au préfet Papon en passant par le ministre de l’Intérieur, Roger Frey.
SlateAfrique - Avec Meurtres pour mémoire, vous avez été l’un des premiers à faire connaître ces événements? Comment se fait-il que la fiction ait été en avance sur les médias?
Didier Daeninckx - Il y a eu deux événements importants avant la parution de Meurtres pour mémoire en décembre 1983: un dossier coordonné par Jean-Louis Péninou dans le journal Libération, en 1980, puis un sujet de quatre minutes injecté dans le journal de France 2 (Antenne 2, à l'époque), le 17 octobre 1981, par le journaliste Marcel Trillat. Et ces deux intrusions de la réalité dans la fiction journalistique n’ont pas été pour rien dans ma décision d’écrire mon roman.
SlateAfrique - Comment peut-on familiariser les Français avec l’histoire de la guerre d’Algérie. Et au delà avec l’histoire coloniale?
Didier Daeninckx - Aujourd’hui encore, une sorte d’interdit pèse sur l’histoire française. Pour l’essentiel, la colonisation s’est effectuée sous l’autorité de diverses Républiques proclamant leur volonté de dispenser aux mondes les Lumières, d’apporter aux peuples des «continents reculés» les bienfaits de leur mission civilisatrice.
On instituait le Code de l’indigénat au nom de la liberté, on «pacifiait» au nom de la fraternité, on transformait des dizaines de millions d’hommes en individus de troisième catégorie au nom de l’égalité. On pourrait citer de milliers de chiffres. Un seul suffit: le premier diplôme du baccalauréat remis à un Kanak l’a été en 1953, un siècle après «la prise de possession».
La colonisation française a ceci de particulier et de schizophrène qu’elle faisait exactement le contraire de ce qu’elle proclamait. D’autres empires, qui n’étaient pas embarrassés de la devise et des principes républicains, n’ont pas eu ce problème. Ils pouvaient instaurer «l’ordre naturel». D’être issus de 1789 me semble un des freins: comment déconstruire le rapport à notre histoire coloniale en préservant l’héritage républicain?
SlateAfrique - Comment expliquer que le maire de Neuilly se soit opposé à l’organisation de cérémonies d’hommage aux victimes?
Didier Daeninckx - On mesure là la capacité d’indépendance d’esprit d’un homme politique qui a osé braver le clan Sarkozy. Et la volonté de ne pas brusquer un électorat. Le maire de Neuilly ne peut ignorer le travail effectué par les historiens sur les événements qui se sont déroulés sur le pont de Neuilly, la police tirant à balles réelles sur les manifestants, les hommes jetés à la Seine, les ratonnades. Tout ceci est minutieusement établi. Curieusement, le maire de Neuilly n’aurait pas eu cette attitude d’interdiction d’une commémoration de ces morts anonymes si l’hôte de l’Elysée avait dissipé l’ombre pesant sur le 17 octobre.
SlateAfrique - La communauté algérienne de France a–t-elle conservé la mémoire de ces événements?
Didier Daeninckx - Bien entendu et le film Ici on noie les Algériens en porte témoignage. Mais là aussi c’était une mémoire difficile, conflictuelle. La répression qui a désorganisé la structure du FLN a été utilisée, au moment de l’indépendance, pour écarter du pouvoir les dirigeants de la Fédération de France du FLN.
Il y a une «Place des Martyrs du 17 octobre» au cœur d’Alger, mais le 17 octobre n’avait pas toute sa place au cœur du pouvoir,à Alger.
SlateAfrique - Les villes de la ceinture rouge comme Aubervilliers ont-elle gardé la mémoire de ces événements?
Didier Daeninckx - Les territoires de ces villes étaient parsemés de bidonvilles dont le plus vaste était celui de Nanterre. Il y avait également ceux de Bezons, l’immense camp de tôle de La Campa à La Courneuve…
Une très grande partie des manifestants vivait dans ces véritables favellas insalubres, soumises aux inondations, au froid, aux incendies. L’espace habité par les ouvriers algériens a totalement disparu.
La Préfecture de police s’élève sur le périmètre du bidonville de Nanterre, un superbe parc urbain a remplacé celui de La Courneuve. La mémoire du 17 octobre est longtemps restée dans les têtes de ceux qui avaient vécu cette période et la transmission en était difficile, tellement l’affirmation de centaines de morts semblait invraisemblable.
Je pense que j’ai également écrit Meurtres pour mémoire parce que je suis né et que j’habite cette banlieue dont on dit qu’elle est «une banlieue à histoires», mais dont on tente de nier qu’elle ait une Histoire.
C’est là aussi que sont nées des associations qui ont revendiqué ce droit à l’Histoire, là que le souvenir du 17 octobre a été porté par des groupes de rap, des slameurs, des gens de théâtre.
Aujourd’hui, un grand nombre de villes de l’ex-banlieue rouge ont inscrit la date sur des plaques de rue. Quand je les regarde, j’y vois les plaques tombales auxquelles n’ont toujours pas eu droit les disparus d’octobre 1961.
SlateAfrique - Peut-on imaginer que les auteurs de ces massacres soient un jour jugés?
Didier Daeninckx- Papon est mort en emportant sa Légion d’honneur dans sa tombe. Son supérieur Roger Frey n’est plus, ni son chef, le Premier ministre Michel Debré. Le président de l’époque Charles de Gaulle non plus. Le jugement que les victimes nous demandent ne s’adresse plus à des personnes physiques. L’Histoire ne s’écrit qu’une fois, quand les faits se déroulent: les autorités françaises ont commis un crime d’Etat dans les rues de Paris. Il ne reste qu’à le dire et seule la voix d’un président de la République sera assez forte pour être entendue après un demi siècle de silence.
Propos recueillis par Pierre Cherruau
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