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Pourquoi j'aime le Nigeria
En Afrique francophone, il est de bon ton de dénigrer le Nigeria. Une erreur regrettable, car dans le domaine culturel, le pays de Fela et Soyinka reste à l'avant-garde.
Il doit y avoir quelque chose de magique dans l’air de Lagos. Quelque chose que personne n’arrive vraiment à définir, mais qui fait courir les gens vers les plus grandes espérances; réussite, fortune, distinctions…
Ceux qui connaissent le Nigeria vous le diront: ce pays n’est pas peuplé de 155 millions d’habitants, mais de 155 millions d’ambitieux qui se préparent tous, s’ils écrivent, à recevoir le prix Nobel de littérature (Wole Soyinka l’a bien eu); s’ils jouent de la musique, à faire danser la planète (Fela Anikulapo Kuti l’a bien fait avec son afro-beat); et s’ils sont beaux, à être admirés du monde entier (la top model Agbani Darego a bien remporté le titre de Miss Univers en 2001).
Et ne leur rappelez pas que les embouteillages de leurs grandes villes sont légendaires, que les conflits religieux paralysent le nord du pays ou que les rebelles du Delta du Niger terrorisent les employés de l’industrie pétrolière. Ils vous répondront qu’ils ne vous ont pas attendu pour être conscients des problèmes qui minent leur pays, mais que, pour autant, ce qui ne vous tue pas vous rend plus fort.
Moi, ils me tuent, ces Nigérians, mais d’une autre façon: ils forcent tout bonnement mon admiration. Il suffit d’observer le travail de leurs artistes et écrivains d’envergure que le monde francophone connaît peu, ou mal, mais que les anglophones respectent —voire célèbrent— pour comprendre que l’expression «The sky is the limit» a dû être inventée pour eux.
Ainsi, de ces quatre exemples féminins de la jeune génération: Asa, Omo, Oto, Sefi. Elles illustrent à merveille la diversité des talents venus du Nigeria.
La première, Asa, a 29 ans. Son style: folk-pop-rock. Son look: vintage. Elle a conquis la scène de la jeune chanson française avec un premier album… en anglais —prix Constantin tout de même en 2008— et commence à séduire la planète avec un deuxième opus teinté d’un esprit revendiqué fifties. Ecoutez donc Be my man et vous chercherez des yeux illico un ou une partenaire capable de déhanchés endiablés avec vous.
La deuxième, Omo Bello, se situe aux antipodes de la première quant à l’univers musical. À 26 ans, cette jeune soprano se produit devant le public averti et difficile des amateurs de musique classique. Après une formation universitaire en biologie, elle décide de se consacrer au chant et part étudier grâce à une bourse en France.
On la retrouve sur les bancs du Conservatoire national de musique, puis sur scène, à Abuja [capitale du Nigeria, ndlr] comme à Saint-Pétersbourg, en France comme en Italie. En 2010, elle remporte le premier prix du prestigieux concours Luciano Pavarotti. Mais partout, Omo Bello surprend. Africaine, vraiment? L’idée ne traverse même pas l’esprit. Elle ne peut être qu’américaine, britannique, australienne…
C’est pourtant au Nigeria qu’Omo a commencé à développer une passion pour l’univers lyrique. Et elle ne fait pas figure d’exception, puisque son pays organise depuis plusieurs années le festival OperAbuja dont les billets se vendent à guichet fermé.
Otobong Nkanga, la troisième, est artiste plasticienne. Peinture, dessin, photo; sa palette brille de mille facettes et elle met son monde intérieur à la verticale lors de happenings de plusieurs heures. Elle a débuté ses études d’art à l’université Obafemi Awolowo d’Ifé au sud-ouest du Nigeria, en pays yorouba. Elle les a poursuivies aux Beaux-Arts de Paris, puis à l’Académie royale des arts d’Amsterdam.
Chercher l’Afrique dans son travail, c'est pour elle une mauvaise manière de l’aborder. Ses thèmes de prédilection concernent plutôt la perte de l’innocence, la maison, la sécurité, les personnes qui nous sont chères.
Enfin, Sefi Atta est écrivain. Le roman qui l’a rendue célèbre, Le meilleur reste à venir, raconte l’histoire d’une jeune femme qui s’efforce de choisir son itinéraire de vie dans le dédale sans fin de la ville de Lagos. Commencez le livre, vous ne le lâcherez pas. Quelque chose y fait écho à la dureté quotidienne que connaissent les gens partout dans les grandes villes du monde. Cette trop bruyante solitude.
Je pourrais citer encore des noms par dizaines. Yinka Shonibare par exemple, Nigérian de Londres, dont les œuvres s’exposent dans les plus grands musées de la planète, et dont le travail réinterroge l’époque coloniale en s’appuyant sur l’un de ses symboles: le fameux tissu pagne, produit en Hollande ou en Angleterre pour habiller les populations des pays «du Sud».
Chimamanda Ngosi Adichie, plume alerte, couronnée dès son premier roman, L’hibiscus pourpre, du prix du Meilleur premier livre par le Commonwealth Writers' Prize en 2005, par l’Orange Prize for Fiction en 2007 et par le Prix MacArthur en 2007.
Okui Enwezor, spécialiste d’art contemporain, directeur artistique de plusieurs expositions internationales, parmi lesquelles la prestigieuse Documenta de Kassel (Allemagne) en 2002.
Et encore, je ne parle pas des musicien(ne)s Nneka, Ayo, Femi Kuti…
L’une chante, l’autre coud. L’une photographie et dessine, l’autre manie la plume.
Mais tous ont un point commun. Alors que de nombreux Africains s’escriment toujours à répondre aux questions qu’on leur pose sur leur identité, sur la manière dont ils relient la (fameuse) «tradition» et la (non moins fameuse) «modernité», ces jeunes Nigérians n’ont, eux, pas une minute à perdre dans ce genre de problème.
J’imagine chacun d’eux haussant un sourcil interrogateur ou méprisant en entendant ces questions si archaïques, si has-been, de la part pauvres journalistes ou critiques occidentaux.
Comme le dit fort bien le plasticien Yinka Shonibare:
«La critique occidentale cherche à nous situer par rapport au mainstream, mais si l’on y regarde de près, c’est nous qui constituons ce prétendu mainstream».
Tous ces acteurs culturels sont issus d’un pays gigantesque, et qui bouscule la carte que l’on se fait de l’Afrique vue de France qui bien souvent se résume au trio Sénégal-Mali-Burkina Faso. Tous sont assurément en route vers «les limites» du ciel, artisans de la modernité grâce à la richesse de leur talent.
A force de regarder l’Afrique avec les yeux du passé colonial, médias et critiques ne s’aperçoivent pas que beaucoup d’Africains sont affranchis de cette vision. Être nigérian et acteur culturel, aujourd’hui, c’est avant tout faire ce que l’on veut. Et c’est cette liberté qui constitue le socle de la modernité nigériane.
Vous comprendrez pourquoi j’admire les Nigérians. J’ignore à quand cela remonte, mais manifestement, ça risque de durer encore pas mal de temps.
Kidi Bebey