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Le colonel Kadhafi joue aux échecs, Tripoli, 12 juin 2011. REUTERS/Ho New
Le colonel Kadhafi joue aux échecs, Tripoli, 12 juin 2011. REUTERS/Ho New

Kadhafi n'est pas vaincu

Patrick Haimzadeh, ex-diplomate français qui a vécu trois ans en Libye vient de publier «Au coeur de la Libye de Kadhafi» (Editions Jean-Claude Lattès). Il estime que le Guide n'a pas dit son dernier mot. Deuxième partie de son interview.

Première partie de l'interview de Patrick Haimzadeh: Pourquoi bombarde-t-on la Libye?

SlateAfrique - La Libye est-elle un Etat au sens où nous l’entendons en Occident? Est-il utile de bombarder les casernes de Kadhafi?

Patrick Haimzadeh - Il n’y a pas d’appareil d’Etat, de complexe militaro-industriel ni d’armée en Libye. En ce sens, les théories modernes de la guerre aérienne, qui visent le délitement du régime par des bombardements aériens par atteinte du point d’inflexion stratégique au-delà duquel le système s’écroule, sont inadaptées au cas libyen. Moins un système est complexe, moins il se délitera vite et plus il sera auto-adaptatif. C’est le cas de la Libye où il n’existe par exemple pas de réseaux informatiques dont la destruction paralyserait tout le système.

Il en est de même pour l’armée qui se résume à des unités souvent banalisées se fondant dans la population, voire des miliciens armés. En ce sens, bombarder des casernes vides, des entrepôts désaffectés, des ministères et des états-majors fantômes et des centres de commandement qui ne commandent rien n’aura qu’une incidence marginale sur la chute du régime.

SlateAfrique - Comment expliquez-vous qu’il ait des partisans dans nombre de pays d’Afrique et du monde arabe?

P.H. - La politique africaine de Kadhafi allait bien au-delà du discours et se traduisait par des investissements importants en Afrique. On citera notamment la participation financière importante de la Libye dans l’Union Africaine, la CEN-SAD [Communauté des Etats sahélo-sahariens] mais aussi les actions caritatives de la fondation de l’Appel islamique très présente sur le continent…

La politique de rétribution-allégeance qui a si bien fonctionné à l’intérieur a également concerné un certain nombre de chefs d’Etats africains. Cette politique a, dans une certaine mesure, porté ses fruits puisque les dirigeants africains et leurs peuples (qui voient souvent en Kadhafi un héros de la lutte contre l’impérialisme du nord) ont refusé de cautionner l’intervention militaire de l’Otan contre le colonel Kadhafi.

Les pays arabes, en revanche, envers lesquels Kadhafi n’affichait que mépris ces dernières années ne se sont pas opposés à l’imposition d’une zone d’interdiction de survol pour la protection des populations civiles. A l’exception du Qatar et des Emirats Arabes Unis, ils se sont néanmoins bien gardés de soutenir les opérations de l’Otan et leur soutien s’est transformé pour certains en une critique des bombardements de l’Otan. Ainsi M. Amr Moussa, le président égyptien de la Ligue arabe et probablement futur candidat à la présidence égyptienne a-t-il fait part, après les morts de civils dans des bombardements de l’OTAN fin juin, de son regret d’avoir soutenu initialement l’intervention militaire occidentale.

SlateAfrique - Selon vous, le système tribal est-il vu de façon caricaturale par l’Occident ?

P.H. - Oui et j’explique pourquoi dans mon ouvrage. Malgré l’émergence de nouveaux réseaux de solidarité et de nouvelles références identitaires, l’appartenance tribale demeure une constituante importante de l’identité des Libyens. Sous Kadhafi, elle comptait au nombre des trois sources de légitimité du pouvoir, au coté des légitimités révolutionnaire et militaire.

Dans la pratique, les tribus constituaient des structures souples de solidarité sur lesquelles chacun pouvait s’appuyer pour accéder à des services, obtenir un poste, un prêt ou une promotion. En temps de paix, elles sont donc comparables d’une certaine manière aux différents réseaux existant dans nos sociétés occidentales (associations d’anciens élèves, réseaux de solidarité basés sur des origines régionales communes, réseaux francs-maçons…) à la différence qu’il s’agit en Libye de réseaux basés sur les liens du sang.

En temps de guerre civile, elles peuvent constituer un espace de mobilisation et de combat mais cela n’est pas automatique et il existe des stratégies locales, claniques, voire  individuelles différenciées. Les tribus libyennes ne constituent donc pas des structures pyramidales hiérarchiques qui obéiraient aux ordres d’un unique Cheikh. Ainsi Mahmoud Jibril, chargé des affaires internationales du CNT, appartient-il à la puissante tribu des Warfalla dont la grande majorité est toujours fidèle au colonel Kadhafi.

SlateAfrique - A terme le régime Kadhafi est-il condamné?

P.H. - Oui. Maintenant, tout dépend de ce que l’on entend par «à terme». L’Histoire a prouvé que des régimes «condamnés» peuvent se maintenir plusieurs années.

SlateAfrique - Le CNT jouit-il d’une réelle légitimité? Le CNT représente-t-il l’ensemble du pays?

P.H. - La Libye est actuellement dans une période de guerre civile et on ne peut demander à un conseil qui se reconnaît lui-même comme transitoire de disposer de la légitimité d’un pouvoir de temps de paix. Après 42 ans de pouvoir autoritaire de Kadhafi et d’inexistence de toute vie politique intérieure, il est déjà admirable que les habitant de Cyrénaïque aient pu se mettre d’accord aussi vite sur la mise en place de ce conseil. Le fait qu’un certain nombre d’apparatchiks de l’ancien régime y siège n’est guère surprenant et cela a été observé également dans certains pays d’Europe de l’Est après la chute du communisme. Espérons seulement que ces cadres de la transition quitteront le pouvoir comme ils s’y sont engagés lorsque les combats cesseront et que le processus constitutionnel promis s’engagera.

Non, le CNT ne représente pas l’ensemble du pays mais principalement la Cyrénaïque et Misrata. Le CNT prétend que les régions toujours sous la coupe du colonel Kadhafi y disposent de représentants dont les noms sont tenus secrets. Cela parait néanmoins irréaliste; on se demande en effet comment ces régions auraient pu clandestinement se mettre d’accord sur des représentants.

Cette hyper représentativité de la Cyrénaïque dans le CNT risque de poser des problèmes à l’avenir si celui-ci tente de se servir de sa légitimité révolutionnaire pour asseoir son poids politique sur les institutions d’un éventuel futur Etat libyen unifié.  

SlateAfrique - Le CNT a-t-il réellement pour objectif d’instaurer la laïcité et la démocratie comme il l’affirme?

P.H. - La laïcité n’est pas un concept pertinent en Libye. Les Libyens sont profondément attachés à l’islam et s’ils sont consultés sur ce thème ils se prononceront majoritairement en faveur de l’islam comme fondement essentiel de leurs institutions.

Si des cadres du CNT ont parlé d’instaurer la laïcité, ils ne peuvent se prévaloir du soutien de leur population. On se demande où M. Bernard-Henry Lévy est allé chercher cette idée quand il a attribué ce désir à ses interlocuteurs du CNT.

Quant à la démocratie, tout est à construire et cela commence par l’instauration d’une Constitution et d’un Etat de droit. Pour ce qui est de la forme future de l’Etat, je pense qu’un système fédéral serait le mieux adapté à ce pays ; la gestion de la rente restant bien évidemment la prérogative de l’Etat fédéral avec des délégations importantes d’autorité aux régions. Tout ce qui sera perçu comme un système trop centralisé aura de fortes chances d’être rejeté par les Libyens.

SlateAfrique - Existe-t-il des risques de déstabilisation régionale? Des risques de prolifération des armes? Mais aussi de montée de l’islam radical?

P.H. - Bien sûr, une guerre civile et son lot de réfugiés, d’armes en circulation et de destructuration violente de la société est toujours porteuse de risques de déstabilisation régionale. Les importants stocks d’armes  saisis durant les premiers jours de l’insurrection se retrouvent maintenant dans la nature. Ces armes risquent de réapparaitre dans les prochains mois ou années sur d’autres fronts ou entre les mains des groupes armés opérant dans le Sahara. La prolifération d’armes est toujours un facteur favorisant la violence.

Quant à l’islam radical (jihadiste ou néosalafiste), il n’est pas dans la tradition libyenne et les Libyens verront probablement d’un mauvais œil l’implantation de groupes jihadistes étrangers sur leur territoire. Dans le contexte actuel de guerre civile et de déstructuration de la société qui en découle, on ne peut exclure néanmoins l’émergence de ce type de mouvements. Il est probable également que l’Arabie saoudite cherche à implanter, notamment en Cyrénaïque traditionnellement plus religieuse, son modèle d’islam rigoriste.

Enfin, il est probable que la tendance proche des Frères musulmans dispose et disposera à l’avenir d’une importante base sociale. Cette tendance est naturellement déjà représentée au sein du CNT.

SlateAfrique - Existe-t-il un risque de partition de la Libye?

P.H. - La partition existe de facto depuis quatre mois. On peut imaginer que cette partition sur le terrain perdure car aucune des deux parties n’a les moyens militaires d’effectuer des avancées territoriales significatives. Il n’existe néanmoins aucune velléité sécessionniste des régions libérées qui se disent toujours attachées à l’idée d’une Libye unique. Sauf à poursuivre la guerre et les bombardements et en l’absence de soulèvement généralisé à Tripoli (par essence difficilement prévisible), on ne peut exclure que les deux parties consentent finalement à négocier. On pourrait imaginer ainsi un statut d’autonomie pour les zones «libérées» et un processus de transition politique avec passage progressif vers un système post-Kadhafi pour les zones encore sous contrôle de Kadhafi. Ceci ne changerait rien au fait que la Jamahiriya de Kadhafi est condamnée. Une telle transition négociée apparaît à mon sens comme une issue de nature à mettre un terme à la tragédie de cette guerre civile et à préserver les bases d’un futur «vivre ensemble» libyen. 

Propos recueillis par Pierre Cherruau

Pierre Cherruau

Pierre Cherruau a publié de nombreux ouvrages, notamment Chien fantôme (Ed. Après la Lune), Nena Rastaquouère (Seuil), Togo or not Togo (Ed. Baleine), La Vacance du Petit Nicolas (Ed. Baleine) et Dakar Paris, L'Afrique à petite foulée (Ed. Calmann-Lévy).

Ses derniers articles: Comment lutter contre le djihad au Mali  Au Mali, la guerre n'est pas finie  C'est fini les hiérarchies! 

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