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Pourquoi bombarde-t-on la Libye?
Patrick Haimzadeh, ex-diplomate français qui a vécu trois ans en Libye vient de publier «Au coeur de la Libye de Kadhafi» (Editions Jean-Claude Lattès). Il explique pourquoi le régime de Kadhafi est beaucoup moins faible que ne l'imagine l'Occident.
Slate Afrique - Vous avez vécu pendant trois ans en Libye. Vous êtes arabophone et vous avez sillonné le pays. A travers vos contacts réguliers avec la population, avez-vous l’impression que Kadhafi soit un homme isolé?
Patrick Haimzadeh - Je parlerai tout d’abord de mon expérience en Libye avant l’insurrection du 17 février 2011. Comme dans tout régime autoritaire, une majorité de la population libyenne (de l’ordre de 70 %) était attentiste, c'est-à-dire qu’elle était sans illusion sur le système mais n’avait aucune idée de ce que pourrait être la Libye sans Kadhafi et pas de conscience de sa capacité à mettre fin au système. Il faut s’imaginer un système en place depuis près de 42 ans où aucune force d’opposition n’a jamais pu se structurer ni s’exprimer. Au départ, ces gens parlaient peu mais au fil du temps, la confiance s’installant, les langues se déliaient et ils se laissaient aller à critiquer. Bien sûr, ces critiques ne s’exprimaient pas en public et rarement dans la capitale. J’ai recueilli ce type de confidences principalement à l’occasion de sorties dans le désert ou de week-end passés dans les terrains que de nombreux Libyens ont conservé dans leur région d’origine (la population libyenne est la plus urbanisée d’Afrique avec plus de 85% de citadins) où ils aiment à se retrouver en famille dès qu’ils le peuvent. Je cite certains de ces personnages —d’aucuns sont devenus des amis— dans mon livre en veillant bien évidemment à changer leur nom et les éléments de contexte qui permettraient de les identifier.
Sur les 30 % restants qui étaient plutôt favorables au régime, certains le soutenaient activement. Il s’agissait principalement des gardes prétoriennes recrutées parmi les tribus traditionnellement les plus fidèles au colonel Kadhafi, des services de sécurité et des comités révolutionnaires. D’autres le soutenaient par pragmatisme parce qu’ils en tiraient des intérêts matériels ou/et symboliques.
Il existe bien évidemment des disparités régionales importantes et c'est la raison pour laquelle j’ai consacré une part importante de mon livre à un voyage dans les régions libyennes. De façon un peu caricaturale, on peut dire que le colonel Kadhafi était particulièrement impopulaire en Cyrénaïque (est de la Libye). Ses soutiens étaient donc plus nombreux et plus forts en Tripolitaine et encore plus dans le grand sud (Fezzan). Cela se retrouve aujourd’hui dans la géographie de l’insurrection qui, à l’exception des zones de Misrata et du Jebel Nefoussa, n’a pas concerné massivement la Tripolitaine et le Fezzan.
Si le colonel Kadhafi pouvait apparaître comme isolé, il disposait néanmoins d’une base sociale non négligeable ce qui explique en partie comment il a pu se maintenir aussi longtemps au pouvoir et résister à une insurrection et plus de 100 jours de bombardements de l’Otan.
SlateAfrique - A la lecture de votre livre, on est frappé par la sophistication du système que Kadhafi a mis en place pour s’acheter des loyautés?
P.H. - Tout était prétexte à rétribution en Libye, ce qui est le propre de tous les Etats rentiers à des degrés divers.
Kadhafi a parfaitement utilisé plusieurs leviers pour se maintenir au pouvoir: la rétribution, la compromission, la violence et la peur. Si le système pouvait apparaître comme extrêmement centralisé, il n’en reposait pas moins sur le local, en compromettant et en payant des responsables aux plus bas niveaux du système. Les réseaux tribaux, les structures révolutionnaires et l’armée constituaient autant d’entités permettant d'acheter les allégeances. L’ouverture économique engagée depuis le début des années 2000 constituait un autre système de rétribution qui a permis d’élargir la base sociale du régime en donnant la possibilité à un certain nombre de Libyens de se lancer dans les affaires. Il en est de même pour l’agriculture dans le grand sud et pour les réseaux de contrebande dans les zones frontalières qui constituaient autant de modes de rétribution indirecte des fidèles.
Une nouvelle classe de Libyens pauvres a néanmoins commencé à se développer ces dernières années avec l’augmentation de la population, l’absence de perspectives d’emploi et les difficultés de logement dans les grandes villes. Même s’ils ont rejoint rapidement les rangs des insurgés, ce ne sont néanmoins pas ces Libyens défavorisés qui sont à l’origine du soulèvement du 17 février 2011 mais une jeunesse urbaine plutôt éduquée et issue de familles aisées.
SlateAfrique - En Occident, Kadhafi est très souvent présenté comme fou? Vous avez eu l’occasion de le rencontrer à plusieurs reprises. Est-ce l’impression qu’il vous a donnée?
P.H. - En tant que diplomate français, j’ai eu l’occasion de le rencontrer à l’occasion de visites de responsables français qui étaient reçus sous sa tente. Tout chez lui relève de la «mise en scène» et il est parfaitement conscient de l’image qu’il projette et de l’effet qu’il a sur ses interlocuteurs. Jusqu’aux vêtements qu’il porte et aux motifs imprimés sur sa chemise, tout est parfaitement étudié. Lors d’un des entretiens auquel j’ai assisté —c’était je crois en octobre 2001, au moment de l’attaque de l’Afghanistan par les Etats-Unis— il avait la télévision allumée sur CNN qu’il commentait régulièrement. C’était une façon de dire à son interlocuteur après le 11 septembre qu’il avait choisi son camp et qu’il était dans cette affaire du coté des Etats-Unis.
Kadhafi est donc assurément un grand manipulateur pervers et sans doute un grand psychopathe mais il possède aussi, d'une certaine façon, un grand pragmatisme ce qui explique son maintien aussi longtemps au pouvoir. Il dispose en tout cas de sa rationalité et de sa logique propres.
SlateAfrique - En lisant votre essai, on a souvent l’impression que Kadhafi utilise à la perfection ses «coups de folie» pour déstabiliser ses adversaires. Et que ce sont aussi ces contrepieds permanents qui lui ont permis de se maintenir au pouvoir depuis 1969.
P.H. - Oui, c’est l’imprévisibilité érigée en mode de fonctionnement pour conserver en permanence l’initiative. Il a su aussi rebondir et changer de discours au gré des circonstances et des époques. Reste que son discours est d’une grande cohérence depuis 42 ans sur la question de la lutte contre le colonialisme et l’impérialisme qui structurent sa conscience politique. Et je suis convaincu qu’il ne s’agit pas que d’une posture mais que cela est conforme à sa vision du monde et en particulier des rapports nord-sud.
SlateAfrique - Les médias occidentaux ont-ils une vision juste de la situation en Libye?
P.H. - Les médias occidentaux en retiennent les aspects caricaturaux. Les frasques, le soutien au terrorisme, l’image du dictateur fou. Cela est vendeur et c’est malheureusement à travers Kadhafi que la Libye a été pendant des années présentée aux publics occidentaux. Depuis trois mois, c’est encore pire, l’analyse et l’information objectives ont laissé la place au relais de la propagande de l’Otan sans analyse critique. Essayer de comprendre et d’analyser objectivement son adversaire ne signifie pas obligatoirement être complaisant à son égard. En ce sens, la caricature nuit au propos et entretient chez le public occidental une énorme distorsion avec la réalité du terrain libyen.
SlateAfrique - Au début du conflit, le CNT (Conseil national de Transition) affirmait qu’il lui faudrait une semaine pour en finir avec Kadhafi. Comment expliquer que son régime ne se soit pas écroulé?
P.H. - Cela s’explique en premier lieu par le fait qu’un certain nombre de Libyens soutiennent activement le régime, voire se battent pour lui. Les autres restent chez eux en attendant de voir comment les choses évoluent. Il y a bien sûr des gens qui résistent les armes à la main à l’ouest (à Misrata et dans le jebel Nefoussa) mais ils constituent pour l’instant une minorité et se battent exclusivement sur leur terrain.
En second lieu, les insurgés de l’Est, s’ils ont fait la preuve de leur détermination et de leur capacité militaire à libérer leur région sont peu motivés pour aller porter la guerre dans les zones de l’ouest encore sous le contrôle du régime Kadhafi. Pour comprendre cela, il faut s’imprégner de la culture libyenne qui est la culture du local et non du national. Il en est de même des insurgés de Misrata ou du jebel Nefoussa. Penser qu’ils allaient se lancer à l’assaut de régions contrôlées par des tribus ou des populations sympathisantes ou fidèles à Kadhafi a constitué une grave erreur d’analyse. Il appartiendra à chaque région, ville ou village libyen de se libérer par lui-même.
SlateAfrique - L’OTAN utilise-t-elle la bonne stratégie pour faire la guerre à Kadhafi?
P.H. - Il se trouve que je suis aussi un ancien officier de l’armée de l’Air française et dispose donc également d’une expertise militaire.
Tout d’abord, avant de déclencher une guerre, la première question à laquelle on doit tenter de répondre est celle de ce que les militaires appellent «l’état final recherché» ; en d’autres termes «le but de guerre». Tel qu’il a été présenté, il s’agissait au départ de «protéger les populations civiles» conformément à la résolution 1973 des Nations unies. Les modes d’action et les objectifs tactiques permettant d’atteindre ce but de guerre se sont traduits par des bombardements d’objectifs militaires: concentration de troupes à proximité des zones à protéger, réseaux de défense aérienne et centres de commandement. Ils se sont ensuite étendus à un grand nombre de sites d’intérêt militaire, laissant apparaître peu à peu une interprétation de plus en plus extensible de la résolution 1973.
Le but de guerre a ensuite évolué pour devenir le départ de Kadhafi, voire son assassinat direct. Cela s’est traduit par une évolution des objectifs bombardés: les résidences de Kadhafi et de ses proches.
Après 100 jours d’opérations aériennes et plus de 4.500 missions de bombardements et malgré la propagande de l’Otan qui égrène chaque jour le taux d’attrition croissant des unités fidèles à Kadhafi, force est de reconnaître qu’aucun de ces buts de guerre n’a été atteint. Les unités fidèles à Kadhafi se sont fondues dans les villes et les régions où elles disposent encore de soutiens parmi les populations. Dès la mi-mars, les forces de Kadhafi ne disposaient plus de la capacité de reprendre la Cyrénaïque et ce ne sont pas les bombardements de l’Otan qui ont permis aux insurgés de Misrata et du djebel Nefoussa de défendre héroïquement maison par maison et village par village leurs territoires avec succès. Les populations de Cyrénaïque n’avaient pas eu besoin de l’Otan non plus pour réussir leur insurrection en février.
Comme cela est prévisible dans toute campagne de bombardement, les bombes de l’Otan ont tué des civils innocents, ce qui est contradictoire avec l’objectif initial de protection des populations et démontre qu’il n’existe pas de guerre «humanitaire».
S’agissant de l’objectif de chute du régime, j’ajouterai qu’il n’existe pas de précédent dans l’histoire d’une campagne de bombardement ayant permis à elle seule d’atteindre ce résultat.
Plutôt que la question de la stratégie de l’Otan dans cette guerre, c’est donc plutôt la question de la pertinence d’intervenir militairement directement dans une guerre civile qui se pose. Il existait toute une autre palette de moyens —notamment clandestins— pour soutenir l’insurrection. Mais il est vrai que cela s’inscrivait dans le temps long et avec une visibilité bien moindre. Les responsables politiques les plus en pointe sur cette question, à savoir le président Nicolas Sarkozy et le Premier ministre britannique David Cameron, avaient quant à eux des agendas beaucoup plus immédiats. Il est beaucoup plus visible et «payant» politiquement de présenter à la une des journaux télévisés des avions de combat dernier cri partant bombarder la Libye pour «protéger des populations» que de s’engager dans un soutien discret aux insurgés sur le long terme. A condition que le pari de chute du régime soit gagné et que l’opération ne s’enlise pas, bien entendu…
Propos recueillis par Pierre Cherruau
Lire la deuxième partie de l'interview de Patrick Haimzadeh