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Les drôles de choix de l’Afrique du Sud
Après avoir sympathisé avec Mouammar Kadhafi, la Nation Arc-en-ciel de Mandela refoule le dalaï-lama.
Voici un titre qui ne surprend plus: «L’Afrique du Sud ne sait pas quoi faire du dalaï-lama.» Il semblerait que l’indécision soit devenue la norme par défaut de l’Afrique du Sud en termes de politique étrangère.
Des positions ambiguës dans le concert des nations
Il y a quelques mois, il s’agissait de la Libye. Après avoir rompu avec ses homologues, les marchés émergents du Brésil, de la Chine, de l’Inde et de la Russie pour adhérer à la résolution de l’Onu décidant d’une zone d’exclusion aérienne pour soutenir les rebelles combattant le colonel Mouammar Kadhafi, l’Afrique du Sud s’était presque immédiatement rétractée et avait éreinté la campagne de l’Otan qui s’était ensuivie, regimbant à lâcher les milliards de dollars d’actifs aux rebelles et se plaignant de la façon cavalière dont Kadhafi avait été chassé de Tripoli.
L’Occident «a sapé le rôle du continent africain dans la résolution du problème» s'était plaint le président sud-africain Jacob Zuma.
Avant la Libye, le problème était le Myanmar. Si l’Afrique du Sud a de temps à autre appelé à la libération du prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi, lorsque la question s’est posée au Conseil de sécurité de l’ONU en 2007, son représentant aux Nations unies a voté contre une résolution appelant la junte militaire birmane à libérer ses prisonniers politiques.
Puis, la semaine dernière, le gouvernement sud-africain a refusé de dire s’il accorderait au dalaï-lama un visa pour assister à la célébration de l’anniversaire, vendredi 7 octobre, du héros sud-africain des droits de l’homme, l’archevêque Desmond Tutu. Mardi 4, fatigué d’attendre, le dalaï-lama a annulé son voyage.
Que se passe-t-il donc? Pourquoi l’Afrique du Sud—au cœur même de l’idée qu’une société basée sur la liberté et les droits humains est la seule acceptable—hésite-t-elle à ce point à promouvoir ce concept dans le cadre de la communauté internationale? La Nation Arc-en-ciel est-elle en train d’abandonner son identité de porte-étendard moral pour se ruer dans le camp de celui, quel qu’il soit, qui se trouve avoir le porte-monnaie le plus ouvert?
Kadhafi avait arrosé l’Afrique du Sud; il possédait le luxueux hôtel doré Michelangelo Hotel qui domine le quartier de la finance de Johannesburg et aurait aidé à financer la défense de Zuma lors d’un procès pour viol en 2006.
En ce qui concerne l’agitation autour du dalaï-lama (c’est la deuxième fois en deux ans que l’Afrique du Sud lui refuse un visa), les analystes soupçonnent une pression chinoise. La semaine dernière, alors qu’il s’avérait que les responsables n’avaient tout bonnement pas répondu à la demande de visa du religieux tibétain, le vice-président sud-africain Kgalema Motlanthe est passé à Beijing pour annoncer un accord d’investissements de 2,5 milliards de dollars entre l’Afrique du Sud et la Chine.
Tutu a laissé entendre que ses vieux camarades de lutte aujourd’hui à la tête du pays se laissaient aller aux mauvaises habitudes de leurs anciens oppresseurs blancs, et a comparé leur manière de traîner les pieds à «la façon dont les autorités géraient les demandes de documents de voyage des Sud-africains noirs sous l’apartheid.»
Lorsque des journalistes lui ont demandé pourquoi il ne pouvait pas simplement demander à ses vieux amis d’accorder un visa au dalaï-lama, Tutu s’est exclamé que les choses avaient tant changé, qu’un héraut des droits humains tel que lui n’était plus désormais «dans les petits papiers» de l’élite sud-africaine.
En réalité, une grande partie des pressions responsables de cette politique étrangère mi-figue, mi-raisin vient de l’intérieur, et non d’étrangers qui font miroiter des valises de petites coupures.
La politique étrangère actuelle de l’Afrique du Sud est un genre de réaction de stress à la collision entre ses deux identités sur la scène internationale: le guide moral, la conscience du monde, et son vétéran des droits humains d’un côté; et la superpuissance régionale émergente, le «S» tout juste ajouté à la fin de la désignation par Goldman Sachs des nouvelles puissances émergentes du monde, les BRICS—le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et aujourd’hui, l’Afrique du Sud, de l’autre.
Le guide moral
Au départ, après sa transition démocratique, l’Afrique du Sud s’est reconnue par défaut dans sa première identité. Dans la mesure où l’African National Congress (ANC), le mouvement de libération dirigé par Nelson Mandela au pouvoir en 1994, avait une quelconque politique étrangère avant de prendre les rênes du pays, il était aligné avec Moscou qui le soutenait contre le gouvernement blanc en principe anti-communiste. Mais au début des années 1990, naturellement, cette alliance avait perdu son sens. Quels choix de politique étrangère l’ANC allait-il faire une fois au pouvoir?
La réponse s’imposait d’elle-même. La liberté pour tous était de façon si explicite le principe majeur du pays, si fondamentalement l’idée qui devait diriger l’attitude du gouvernement sur le plan national, qu’il ne pouvait être question qu’il ne dicte pas aussi sa conduite en dehors de ses frontières.
Un document de politique étrangère de 1993 rédigé par l’ANC l’exprime simplement: la «lutte pour mettre un terme à l’apartheid est une lutte mondiale» et l’Afrique du Sud devait faire honneur à son histoire en s’embarquant dans une «campagne de portée mondiale pour les droits humains.»
Le guide de la politique étrangère de l’ANC serait sa «foi en les droits humains,» son «obsession» même. En 1996, fidèle à ce principe, le président Nelson Mandela avait accueilli personnellement le dalaï-lama lors d’une visite au Parlement sud-africain.
Il est donc frappant de constater à quel point le langage qui entoure la politique étrangère—et particulièrement celui qui concerne des décisions politiques impliquant le respect des droits de l’homme—a changé en 15 ans.
Une superpuissance émergente régionale
Il y a quelques mois, l’analyste politique sud-africain Eusebius McKaiser a conduit des entretiens avec des dizaines de grands diplomates et politiques autour de la réaction du pays à la crise libyenne:
«Aucune des personnes que j’ai interviewées n’a posé les valeurs ou les principes moraux comme base de notre attitude en termes de politique étrangère» a-t-il rapporté.
«Pour moi il est clair, a-t-il conclu, que notre politique étrangère n’est pas morale.»
Même l’opposition politique sud-africaine a évité d’utiliser l’argument des droits de l’homme ou du leadership moral pour critiquer le traitement infligé au dalaï-lama. Elle présente l’attitude du gouvernement non comme un exemple de lâcheté morale, mais comme un échec de la realpolitik:
«En tant que partenaire BRICS au même titre que les Chinois, a déclaré la semaine dernière un porte-parole de l’opposition, nous devons considérer notre relation avec eux comme des égaux, pas comme des subordonnés.»
Cela peut s’expliquer en partie par la gueule de bois provoquée par l’Irak, illustration d’un désir de trop en faire qui semble avoir profondément affecté les décideurs sud-africains, même à distance.
Adam Habib, spécialiste des sciences politiques de Johannesburg, affirme qu’à peine l’Afrique du Sud avait-elle voté pour soutenir la zone d’exclusion aérienne en Libye que le gouvernement s’était inquiété à l’idée de prôner un «changement de régime» pour des raisons morales et se demandait «comment empêcher [un nouvel] Irak».
Mais cela reflète aussi la volonté de l’Afrique du Sud de se diriger à l’aveuglette vers un nouveau style de politique étrangère et même d’adopter une nouvelle attitude nationale. Il est plutôt parlant que l’opposition politique sud-africaine ait invoqué la place du pays dans les BRICS—ce groupe de plus en plus formel constitué d’économies émergentes qui fin 2010, par le biais d’une lettre officielle du président chinois Hu Jintao, a invité l’Afrique du Sud à devenir son 5e membre.
Cette consécration a été perçue comme quelque chose de très important en Afrique du Sud. Elle laissait entendre que le pays était sur le point de se faire connaître pour autre chose que la libération de Mandela et la comission vérité et réconciliation, qu’il commençait à écrire une histoire distincte de celle interminablement rabâchée dans des films sentimentaux du style d’Invictus.
Si l’on ne se fie qu’aux chiffres, l’Afrique du Sud ne méritait pas de rejoindre les BRIC. Son PIB et son taux de croissance la classent derrière d’autres économies émergentes comme l’Indonésie et l’Argentine. Cette consécration reflétait plutôt une promesse, et son importance régionale en tant qu’acteur principal d’un continent turbulent perçu comme étant en pleine ascension.
Un leadership à imposer
L’Afrique du Sud doit maintenant se montrer à la hauteur des attentes, manifester une indépendance de leader et canaliser la mentalité particulière de sa région. Un peu comme la Turquie, elle cherche des moyens de montrer qu’aujourd’hui, c’est elle qui établit les règles du jeu au lieu de les suivre.
Concevoir un modèle pour ce tout nouveau style de tête d’affiche pose un plus gros problème, cependant. Que signifie diriger d’une perspective «globale du sud», ou d’une perspective africaine ? Quels sont les principes qui déboucheront sur les bonnes décisions? Avec ses ouvertures sur la Chine, l’Afrique du Sud montre de toute évidence une conscience aiguë de la probable dynamique future des puissances mondiales.
Mais les motivations qui la poussent à se rapprocher de la Chine ne sont pas simplement financières (bien que les investissements chinois en Afrique du Sud aillent croissant, l’Europe et les États-Unis restent de grands partenaires). La Chine représente plutôt un pays qui s’est développé de manière agressive, «selon ses propres règles,» comme je l’ai entendu dire par plusieurs Sud-africains, et non selon des termes dictés par la Banque Mondiale ou le Fonds Monétaire International.
La Chine, Kadhafi, des modèles à suivre?
Le gouvernement sud-africain est de plus en plus embarrassé par le niveau de pauvreté qui persiste si longtemps après la fin de la suprématie des blancs, et l’année dernière, lors d’un voyage à Beijing, Zuma a fait l'éloge de la «discipline politique» de la Chine, la qualifiant de «recette» potentielle du «succès économique» jusque-là insaisissable de son pays.
Les analystes sud-africains à la recherche de nouveaux modèles non-occidentaux ont même trouvé des choses à admirer dans la Libye de Kadhafi. Mandela lui-même était un fan de Kadhafi, et il est allé jusqu’à donner son nom à sa fille.
Un homme d’affaires avec qui j’ai récemment discuté, et qui a travaillé à Tripoli, a verbalisé le sentiment d’envie que j’avais perçu chez d’autres Sud-africains au sujet du système d’aide sociale de Kadhafi, système que l’ANC s’est efforcé de créer, souvent en vain, dans l’Afrique du Sud post-apartheid:
«Chaque famille a un poste de télévision qui est renouvelé tous les trois ans et un ordinateur portable remplacé tous les quatre ans» s’émerveillait-il (en tout cas, c’est ce que lui avait dit le gouvernement). Et une maison au moment du mariage.»
L’Afrique du Sud post-apartheid est encore une adolescente bien jeune sur la scène internationale. Sa répugnance à adopter une position ferme sur des sujets moraux n’est pas seulement due à un désir de s’attirer les faveurs de riches parias, mais à un sentiment plus profond de tension autour du genre de pays qu’elle veut être, à la fois au niveau interne (est-ce que chaque famille doit avoir un poste de télévision?) et en tant qu’acteur international.
Certains membres de la société civile sud-africaine exhortent encore le gouvernement à embrasser un destin d’incarnation de la conscience du monde: le site Internet d’actualité populaire Daily Maverick a évoqué l'exemple de Mandela en demandant au gouvernement de tendre «la main de l’amitié» à tous les peuples opprimés et d’accueillir le dalaï-lama.
Mais la nouvelle génération de dirigeants sud-africains ne s’accommode pas d’occuper une niche dans le secteur de la morale, comme le Bhoutan occupe celle du bonheur, dans laquelle la principale exportation de l’Afrique du Sud resterait un genre d’Irréprochabilité Intérieure Brute.
Ce noyau de dirigeants aspire à l’espace qui leur permettra d’agir aussi «pragmatiquement que les Chinois» et sans aucune mesure, explique Habib, expert en sciences politiques, pour que l’Afrique du Sud puisse se transformer en grand manitou régional que suggère son statut tout neuf de Chine ou de Brésil de l’Afrique.
Coincée entre ces deux extrêmes, l’Afrique du Sud a décidé de mettre la confusion sur le compte de cafouillages administratifs et de la désinformation. Après un tollé des activistes des droits de l’homme autour du dalaï-lama, le gouvernement a laissé entendre, incroyable mais vrai, que c’était le religieux lui-même qui avait commis des erreurs sur sa demande de visa.
De même, après avoir fait machine arrière sur son soutien de la zone d’exclusion aérienne en Libye, l’Afrique du Sud avait prétendu que ses diplomates n’avaient pas bien compris le contenu de la résolution de l’ONU.
Les excuses de ce genre sont de plus en plus embarrassantes—et intenables. L’Afrique du Sud est peut-être une adolescente indécise aujourd’hui, mais tôt ou tard elle devra décider de ce qu’elle voudra faire quand elle sera grande. Comme l’ont souligné plusieurs analystes, cela ne sera pas la dernière fois que quelqu’un invite le dalaï-lama en Afrique du Sud.
Traduit par Bérengère Viennot
Foreign policy
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