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Abattre les chèvres afin qu'elles ne meurent de faim, en 2009, à Lopongo. Tous droits réservés Roger Job
Abattre les chèvres afin qu'elles ne meurent de faim, en 2009, à Lopongo. Tous droits réservés Roger Job

Le début de la faim pour les Turkanas

Au pays de Wangari Maathai, une population subit de plein fouet les conséquences du réchauffement climatique contre lequel le prix Nobel avait tant lutté. Il s'agit des Turkanas, des pasteurs nomades que le photojournaliste Roger Job a appris à connaître au cours de huit voyages dont il tire une exposition édifiante.

Entre les mois d'avril et de mai 2010, le photojournaliste belge Roger Job est revenu pour la septième fois immortaliser les Turkanas, des pasteurs nomades dont le mode de vie ancestral est aujourd'hui menacé par le réchauffement climatique.

Durant cette période, paradoxalement, le paysage était verdoyant. La pluie inondait cette région difficile d'accès située au nord-est du Kenya.

Or en temps normal, c'est sous un ciel bleu, une terre sèche et une chaleur avoisinant les 40 degrés que les Turkanas se déplacent.

Ils sont exceptionnellement confrontés à «35 jours de pluie consécutive, après deux ans et demi», sans une goutte, rappelle Roger Job.

Membre de l'agence Reporters, ses clichés sont parus dans Paris-Match ou National Geographic. Pour l'occasion, il est venu de Bruxelles pour commenter son exposition intitulée:

«Turkanas - Les premiers derniers hommes».

Janvier 2009, près de Logurum. Pour abreuver hommes et bétails, il faut aller chercher l'eau de plus en plus profondément. Tous droits réservés Roger Job.

Les avions des blancs, la «goutte» de trop

A travers leur histoire, Roger Job veut montrer ce que «réchauffement climatique [...] signifie concrètement pour une population qui vit en harmonie avec la nature».

«Prendre le bus tous les matins pour aller à l'école ça ne les intéressent pas», explique le Belge devant une classe d'enfants mi-intrigués, mi-amusés. Après huit voyages dans cette région, «la boucle est bouclée», dit-il.

Le photographe a certes installé son trépied de photojournaliste dans d'autres régions mais il n'oublie pas pour autant ce que lui ont confié ces Kényans:

«C'est vous les blancs qui avez perturbé la météo en envoyant des oiseaux de fer dans les nuages».

«Les oiseaux de fers» c'est comme ça qu'un Turkana désigne les avions. Mais il ne faut pas s'y tromper: le Turkana constate, mais ne s'apitoie pas sur son sort.

«Aucun de mes interlocuteurs ne s'exprime sur le passé. Ils ne parlent que d'avenir, de reproduction, des animaux, de la beauté de l'herbe ou des nuages, de mariages à préparer», écrit Roger Job.

Les animaux, le nerf vital

Depuis des millénaires les Turkanas se sont adaptés à un climat aride, où les pluies sont rares. Leur vie est rythmée par les troupeaux: vaches, dromadaires, ânes, chèvres et moutons qui leur fournissent le lait et la viande.

Ils ont appris à reconnaître les sources d'eaux souterraines en regardant les feuilles des arbres ou à marcher des kilomètres le ventre presque vide pour trouver un pâturage. Mais les pluies se faisant encore plus rares qu'avant, les bêtes meurent. Or les animaux constituent le nerf vital de cette communauté.

«Il y a 14 ans quand je les avais photographiés, les choses se passaient beaucoup mieux que maintenant. Mais quand j'y suis retourné il y a trois ans, un monsieur, qui avait 500 vaches à l'époque, n’en avait plus que 60. Je lui ai demandé ce qu'il s'était passé, il m'a répondu "depuis que tu ne viens plus, il ne pleut plus. Les animaux n'ont plus d'herbe à brouter"».

    Mai 2010, Nateloy. La saison des pluies est annoncée. Le chef Eregei et quelques membres du campement observent le ciel. Le soir venu, les pasteurs nomades lisent la matière des nuages afin de s'offrir leurs promesses. Tous droits réservés Roger Job.

Aujourd'hui le manque d'eau les oblige à abattre leurs bêtes pour préserver leur viande qu'ils peuvent alors conserver plusieurs mois. Mais à long terme, ils envisagent de changer de mode de vie. C'est ce paradoxe qu'évoque le titre de l'exposition Roger Job:

«Les premiers derniers hommes»

«Les premiers», car c'est une population qui a conservé un mode de vie non polluant, hérité des premiers temps de l'humanité. «Les derniers», car ils ont des savoirs, transmis de génération en génération, qui leur permettent de vivre avec presque rien, sans «la modernité», celle des nations développées, dépendantes de toutes sortes d'outils et d'instruments.

«Les Turkanas ont gardé une grande acuité de leur sens: ils entendent, voient et sentent mieux que nous. Par exemple, quand je marchais avec eux, des fois ils me disaient: "ah! il y a au moins cinq personnes qui arrivent"».

«En fait ils avaient entendu au loin des bruits, et ils avaient vu des oiseaux s'envoler, signe qu'il y avait plus d'une personne qui marchait. Ils sont restés dans un univers où leur sens ont beaucoup plus d'importance que pour nous», explique Roger Job.

La sécheresse modifie le mode de vie

Seulement les Turkanas ne peuvent pas grand-chose à la sécheresse. Et les solutions mises en place pour traiter ce problème et ses principales conséquences, comme la famine et la malnutrition en Afrique, modifient durablement les comportements des populations.

Le photojournaliste belge est critique envers certaines mesures prises par les ONG pour lutter contre la faim, comme celles de Médecins sans frontières (MSF) au Kenya.

Roger Job reproche à l'organisation MSF de proposer des solutions classiques qui ne travaillent pas «en amont» du mode de vie de certains groupes. Elles seraient trop standardisées. Mais au vu du nombre d'individus à aider les ONG, on peut comprendre que ces dernières rationalisent leur mode d'action.

13,3 millions de personnes sont menacées dans la Corne de l'Afrique, le Nord du Kenya compris. Le secrétaire général de l'ONU, Ban Ki-moon, a demandé 518 millions d'euros de plus pour la région.

«Si les ONG avaient été plus réactives et intelligentes, elles auraient envoyé du foin pour nourrir les bêtes plutôt que du maïs pour nourrir les populations», insiste Roger Job en pensant aux vivres apportées dans la région Masaï, proche du Turkana.

Des hommes en harmonie avec une nature en péril

Car dans la sagesse Turkana: «nourrir d'abord les animaux c'est s'assurer de nourrir les hommes». Leurs voisins, les Masaï, ont eux modifié leur mode de vie depuis longtemps, en passant par exemple, du nomadisme à la semi-sédentarisation. Et l'avenir des Turkanas prend déjà une direction similaire.

«Les chefs installent leurs familles autour des puits creusées par les ONG. Aujourd'hui ce bel exemple d'équilibre entre l'homme et son environnement est menacé. Les vieux confient qu'une fois leurs troupeaux refaits, ils les vendront pour envoyer leurs enfants à l'école».

Septembre 2008, Napetasikiria. Un jeune pâtre surveille les chèvres en train de pâturer. Tous droits réservés Roger Job.

D'autre part, une fois qu'ils ont goûté le milieu urbain, peu d'enfants décident de retourner à la vie nomade qui signifie marcher des kilomètres avec les chèvres et guetter toute la journée en haut des collines, avec le risque de plus en plus grand de perdre les bêtes, assoiffées par manque de pluie.

Et si d'ici quelques années les pasteurs nomades Turkanas n'existaient plus que sur la pellicule photographique de Roger Job, tel un vague souvenir du bon vieux temps que l'homme passait en harmonie avec la nature?

Une question qui peut se poser, puisque l'ONG Global Footprint Network vient d'annoncer que l'humanité vivait bien au-dessus des ressources écologiques annuelles de la Terre.

Turkanas - Les premiers derniers hommes, Maison de la photographie Robert Doisneau, Gentilly, France. Jusqu'au 16 octobre 2011.

Agnès Ratsimiala

 

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