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Egypte, le péril islamiste
La situation en Égypte est particulièrement délicate. Même si l’armée trouve un moyen de céder le pouvoir et d’organiser des élections.
C’est la pagaille en Égypte. Le gouvernement militaire provisoire, le Conseil suprême des forces armées (CSFA), vient de promulguer le décret 193 qui stipule que la loi sur l’état d’urgence en vigueur depuis si longtemps serait étendue pour inclure des infractions telles que «empiéter sur le droit au travail d’autrui», «entrave à la circulation» et «diffusion de fausses informations dans les médias».
Le CSFA avait promis que la loi serait révoquée avant septembre, avant que les élections programmées ne débutent; il y a quelques jours, des responsables ont déclaré à la place qu’elle serait prolongée jusqu’en juin 2012. Personne ne sait quand la Constitution sera rédigée, ni quand l'élection présidentielle se tiendra, car le CSFA ne veut pas le dire. Les dirigeants égyptiens semblent plus paralysés que déterminés.
Un défaut de stabilité
La pagaille est inévitable évidemment; la question est de savoir si la révolution égyptienne est en danger, et si c’est le cas, de quelle nature est ce danger. Les médias égyptiens se font le relai de craintes que le CSFA ne parte pas, que les islamistes contrôlent le nouveau gouvernement et que la dérive et l’opacité du conseil provisoire n’aggravent le chaos au point que quel que soit le nouveau gouvernement qui prendra le relais, il soit submergé par les problèmes —éventualité dont les émeutes devant l’ambassade israélienne le 8 septembre 2011 auraient bien pu être un fatal présage.
Ce dernier scénario semble le plus probable, mais tous remettraient en question le succès du Printemps arabe. La transition en Tunisie semble bien moins problématique qu’en Égypte; mais l’Égypte est naturellement plus grande et bien plus importante stratégiquement que la Tunisie. L’échec de l’Égypte serait celui du Printemps arabe.
Le problème de fond est que quand un dictateur est renversé, le pouvoir doit être confié à une entité quelconque jusqu’à la tenue d’élections. En Égypte, c’est l’armée qui a forcé le président Hosni Moubarak à partir, et c’est l’armée seule qui jouissait de suffisamment de prestige national pour hériter du pouvoir (en Tunisie, l’armée est bien plus faible et le pouvoir est passé à une commission dirigée par des civils).
Mais il n’est pas possible d’organiser des élections tant que de nouveaux partis politiques ne sont pas formés, des institutions électorales établies et, en général, une nouvelle Constitution rédigée. Et en ce moment en Égypte, les partis sont encore en train de se former, de fusionner et de rechercher des candidats, tandis que les rédacteurs de la nouvelle Constitution sont trop occupés à débattre quels principes primordiaux inclure pour se concentrer sur d’autres éléments constituants. Cela signifie que le gouvernement provisoire sera en place assez longtemps pour devoir exercer son pouvoir même s’il n’y est ni enclin, ni compétent —description qui semble assez bien convenir au CSFA.
«L’Égypte vacille entre autoritarisme et la dictature de la rue»
Ce dernier paraît à la fois ne pas vouloir gouverner et refuser que quelqu’un d’autre ne le fasse. Quand le Premier ministre Essam Charaf a été nommé en mars, il a été largement vu comme le tribun de la place Tahrir, démocrate libéral dans les instances internes de l’État. Mais Charaf et son cabinet se sont avérés sans consistance. Et les hauts responsables militaires qui ont hérité du pouvoir ne sont naturellement en rien des démocrates. Ils ont bénéficié du règne dictatorial de Moubarak et partageaient ses valeurs.
Le conseil a refusé d’expliquer ses décisions, de partager le pouvoir avec des civils et de tolérer que les médias ne critiquent ses pratiques. L’intransigeance du CSFA a obligé les activistes de la démocratie à retourner encore et encore place Tahrir, parce que les nouveaux dirigeants ne semblent réagir qu’à la pression populaire. Comme l’a écrit Marina Ottaway, du Carnegie Endowment for International Peace, l’Égypte «vacille entre autoritarisme et la dictature de la rue». C’est un moment dangereux.
Pourtant, le danger auquel est confronté l’Égypte n’est pas celui d’un éternel gouvernement militaire. Il est évident que le CSFA veut retourner à la caserne, mais ce qui est plus légitimement inquiétant est que l’armée, qui a imprimé sa marque sur toute l’économie égyptienne, insistera non seulement pour préserver ses privilèges traditionnels mais aussi pour dominer un gouvernement civil faible et divisé depuis les coulisses, comme c’est le cas au Pakistan.
C’est une inquiétude sur le long terme. Le souci à court terme, c’est l’incertitude et le risque de dérive. La semaine dernière, un groupe de candidats présidentiels a demandé publiquement que l'élection soit organisée avant juin 2012. Pour l’instant, personne ne sait quand elle se tiendra.
Les élections parlementaires doivent se dérouler de fin novembre à mars. Une assemblée constituante nommée par le Parlement doit approuver une Constitution, mais là encore le calendrier n’est pas clair. Et la commission électorale égyptienne n’a pas dit si l'élection présidentielle pourrait avoir lieu avant, pendant ou après la promulgation de la nouvelle Constitution. Il n’y aura peut-être pas de nouveau président avant mi-2013. Qui dirigera le pays dans l’intervalle? Ce n’est pas clair.
Issandr El Amrani, un Égyptien qui blogue sur arabist.net, explique que l’incertitude galopante «est réellement perturbante pour la population; elle radicalise la classe politique, parce que celle-ci se déchire sur des sujets qui devraient être réglés depuis des mois; elle rend l’Égypte incapable de répondre à ses problèmes internes et elle fait peur aux investisseurs étrangers».
La croissance économique de l’Égypte fait presque du surplace, et les professeurs et autres fonctionnaires sont en grève. La loi sur l’état d’urgence est en partie une réponse aux tensions sociales croissantes. Il n’est pas difficile d’imaginer une spirale de manifestations et de répression qui paralyserait virtuellement la vie quotidienne. Les manifestations sont peut-être le seul moyen de pousser le CSFA à raccourcir le calendrier électoral, et par conséquent son propre infortuné mandat.
Le scénario des Frères musulmans
En tout cas, quoi qu’il arrive, il finira par y avoir un gouvernement civil à l’arrivée. Et même si les islamistes y sont fortement représentés, il ne sera pas islamique. Unique force politiquement organisée du pays, les Frères musulmans vont sans doute remporter une majorité de voix au Parlement, mais personne n’a la moindre idée de la taille qu’aura cette majorité.
Michele Dunne, qui dirige le Rafik Hariri Center for the Middle East à l’Atlantic Council, estime que les Frères musulmans remporteront entre 15 et 40% des sièges alloués aux partis politiques —représentant une fraction encore trouble de l’ensemble— et que le reste se répartira entre de nombreux groupes et blocs: membres de l’ancien parti au pouvoir, progressistes largement laïques qui manifestaient place Tahrir, réformateurs islamiques qui ont fait sécession des Frères musulmans, et salafistes, adeptes d’une branche orthodoxe rigide de l’Islam.
Les Frères musulmans, soucieux des craintes que suscite l’idée qu’ils pourraient dominer le nouveau gouvernement, ne proposent pas de candidat aux élections présidentielles, mais pourraient très certainement fournir le nouveau Premier ministre. Sans Constitution, impossible de savoir quelle sera la répartition des pouvoirs entre les deux.
Du temps pour préserver la démocratie
Le scénario le plus optimiste est que l’Égypte va traverser une période très difficile à négocier, mais qu’elle s’en sortira plus ou moins indemne. El Amrani affirme avoir bien plus peur pour l’avenir proche que pour le long terme —refrain que l’on entend souvent. Les transitions démocratiques sont fragiles par leur nature même et demandent beaucoup de patience de la part des activistes qui se sont sacrifiés pour les rendre possibles.
Elle sera plus difficile en Égypte qu’en Tunisie, car sa politique divise davantage l’opinion; mais en Égypte, comme en Tunisie, des millions de personnes se sont mobilisées au nom du changement et ne se laisseront pas facilement voler leur révolution.
J’espère qu’il en sera ainsi. Les démocraties nouvelles jouissent en général d’un état de grâce de quelques années pour prouver qu’elles sont davantage capables de fournir les rudiments d’une vie de qualité que les dictatures qu’elles remplacent. L’Égypte aura peut-être besoin de ce laps de temps, et davantage encore.
Un gouvernement inexpérimenté et divisé pourrait s’avérer incapable de gérer efficacement de grandes tensions sociales et des problèmes économiques, sans parler d’une armée outrepassant ses droits. Il n’est pas rare que les démocraties échouent: regardez le Venezuela ou l’Ukraine. Mettre une démocratie en place, c’est facile. La préserver est une autre paire de manches.
Que peuvent faire les Américains pour aider l’Égypte? Pas grand-chose semble-t-il. L’Égypte traverse une phase profondément nationaliste. Le mois dernier, le pays a refusé un prêt de 3 milliards de dollars (2,2 milliards d'euros) proposé par le Fonds monétaire international, apparemment dans un accès d’anti-américanisme.
L’émeute qui a englouti l’ambassade d’Israël au Caire il y a quelques semaines montre que la rage du peuple, longtemps étouffée sous Moubarak, est aujourd’hui lâchée. Cette colère ne fera que prendre de l’ampleur si les États-Unis doivent opposer leur veto à la demande d’adhésion de la Palestine en tant qu’État au Conseil de sécurité de l’ONU. Washington était le principal allié de Moubarak, comme il est celui d’Israël. Même l’aide militaire américaine à l’Égypte a bien moins d’importance qu’avant, car l’économie et le budget de la défense de l’Égypte sont à la hausse.
Washington devra faire preuve de patience, et accepter que si la révolution peut faire du tort aux intérêts américains à court terme —et très certainement à ceux d’Israël— au final elle donnera naissance à un Moyen-Orient plus stable et plus paisible.
James Traub
Traduit par Bérengère Viennot
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