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La nouvelle révolution des enseignants égyptiens
La révolution n’occupe plus la place Tahrir, mais le système éducatif égyptien est toujours en pleine ébullition.
LE CAIRE – Une vague de grèves sans précédent a éclaté au sein du système éducatif égyptien, depuis les écoles bondées de la ville de Beni Suef, dans le Sud, aux universités publiques de la ville côtière d’Alexandrie, jusqu’à une université américaine de prestige dans la banlieue du Caire.
Des dizaines de milliers d’enseignants, de professeurs d’université et d’étudiants prennent part aux manifestations massives, avec des revendications différentes mais faisant toutes écho à la même demande révolutionnaire de changement.
Après la chute du président Hosni Moubarak en février, et après 18 jours de soulèvement populaire, d’anciennes revendications pour des réformes de l’enseignement en Égypte (de l’augmentation des salaires des enseignants au retrait de responsables nommés par le régime) sont passées du statut de lointain espoir à celui de réalité accessible.
Des enseignants frustrés
Mais avec tout ce qui se passe durant la période chaotique de la transition post-Moubarak, les changements du système éducatif ont été retardés et restent désordonnés. Alors qu’enseignants et étudiants se sont rapidement mobilisés durant les premières semaines de la révolution pour établir des priorités claires pour les réformes, ils se sont heurtés à la résistance du pouvoir en place, le Conseil suprême des forces armées, qui a pris le pouvoir après la chute de Moubarak, et le cabinet ministériel qui travaille pour lui.
Durant ces dernières semaines, la frustration n’a cessé d’augmenter, aboutissant à une série de manifestations et de grèves à de nombreux niveaux du système éducatif.
Premier coup d’éclat: le 10 septembre, 15.000 enseignants, avec des dizaines d’associations et de mouvements pour l’éducation venant de gouvernorats à travers tout le pays, se sont rassemblés au centre du Caire pour manifester devant le siège du cabinet ministériel. Ils demandaient la démission du ministre de l’Éducation Ahmed Moussa; l’augmentation des salaires; la mise en place d’une prime à la productivité de 200% promis aux travailleurs du secteur public; une garantie de la titularisation et de la couverture sociale des employés grâce à des contrats à durée indéterminée; et l’établissement d’un salaire minimum d’environ 200 dollars mensuels (147,6 euros).
Une semaine plus tard, le 17 septembre, jour de la rentrée académique, des dizaines de milliers d’enseignants ont démarré une grève nationale et illimitée —la première action collective des enseignants en Égypte depuis 1951.
Bien que le ministère de l’Éducation ait annoncé un faible taux de participation des enseignants, les médias, citant des activistes et des organisateurs, ont estimé que 65 à 75% des enseignants égyptiens (ils sont un million) ne s’étaient pas présentés dans leur salle de classe.
Le Premier ministre Essam Sharaf a répondu en déclarant qu’il serait difficile de satisfaire les demandes des enseignants ainsi que celles des six autres millions de fonctionnaires, mais il a ajouté qu’il travaillait avec le ministre de l’Éducation pour répondre aux doléances des enseignants, afin de mettre fin à la grève.
«La révolution des enseignants a commencé, et elle ne s’arrêtera pas tant qu’il n’y aura pas une réforme immédiate», a dit Barakat El Sharafawi, le représentant à Gizeh du syndicat indépendant des enseignants, qui a appelé à la grève. «Nous ne reculerons pas tant que le ministre de l’Éducation n’aura pas démissionné et qu’il n’y aura pas un calendrier en place pour nos autres demandes».
«Nous avons le droit de suivre une grève pacifique»
De toute évidence, le système scolaire public en Égypte est gravement défectueux. Des salles de classes surchargées, contenant jusqu’à 60 élèves, sont gérées par des enseignants qui comptent parmi les fonctionnaires les plus mal payés du secteur public, très bureaucratique, de ce pays.
Pour arriver à joindre les deux bouts, certains poussent souvent des élèves en difficulté scolaire à payer des leçons privées pour obtenir leur diplôme, créant ainsi un système éducatif parallèle qui pèse financièrement sur les parents.
«La réforme du système éducatif sera plus bénéfique aux parents et aux élèves qu’aux enseignants, estime Sharafawi. Les parents la comprennent à cent pour cent et soutiennent la grève».
La grève massive répond à des avertissements qui auraient été émis par des responsables du ministère de l’Éducation, menaçant de renvoi ou de prison les enseignants qui participeraient à ce mouvement.
Elle se déroule une semaine après que le conseil militaire a annoncé qu’il élargirait le spectre de la loi sur l’État d’urgence, en vigueur depuis des années en Égypte mais réactivée après l’attaque de l’ambassade d’Israël, pour qu’elle soit appliqué face «à des agressions contre la liberté de travailler, au sabotage des usines et des moyens de transports, au blocage des routes et au fait de publier délibérément de fausses informations, déclarations ou rumeurs».
«Le droit de grève est un droit officiel pour toute personne travaillant sur cette terre», réplique Sharafawi, citant de nombreuses lois relatives aux droits de l’homme, dont un traité de 1996 des Nations unies signé par l’Égypte, et une loi du travail de 2003 ratifiée par le parlement égyptien.
«La révolution a eu lieu pour donner des droits à toutes les classes de la société. Nous avons le droit de suivre une grève pacifique».
Le syndicat indépendant des enseignants espère continuer la grève et intensifier ses revendications si ses demandes ne sont pas satisfaites, avec en projet une nouvelle grande manifestation devant le siège du cabinet du ministère et l’éventuel lancement d’un sit-in.
Réformer un système hérité de Moubarak
Les manifestations de masse se sont également étendues à l’enseignement supérieur: des enseignants et des étudiants menacent de faire grève le 1er octobre, jour de leur rentrée universitaire. Le 11 septembre, plus de 5.000 professeurs se sont rendus au ministère de l’Enseignement Supérieur après que le Conseil militaire et que le gouvernement intérimaire ont refusé de répondre à leurs demandes, qui comprenaient la démission des présidents, doyens de facultés et leurs adjoints de 19 universités d’état, et leur remplacement par des administrateurs choisis par voie démocratique.
Durant le règne de Moubarak, les dirigeants des universités étaient nommés par le gouvernement et ils choisissaient ensuite leurs doyens et vice-doyens dans l’établissement. Le processus de sélection était supervisé par le service de la Sécurité du ministère de l’Intérieur, qui choisissait les personnes essentiellement par rapport à leur fidélité au régime.
Les hauts responsables de l’université agissaient comme une extension du Parti national démocratique (le parti dirigeant) au sein de l’enseignement supérieur, favorisant la politique du régime et réfrénant tout mouvement de l’opposition —socialiste, islamiste ou autre — parmi les étudiants.
«La présence de la sécurité à l’intérieur de l’université était très importante pour le régime, afin de contrôler les gens, de contrôler leur façon de penser», a déclaré Khaled Samir, un professeur adjoint en chirurgie cardiaque à l’école de médecine d’Ain Shams, et porte-parole de la Coalition unifiée pour l’indépendance des universités. «Nous devons arrêter cela. Nous sommes obligés de transformer ce changement en réalité».
Les professeurs demandent aussi la transparence dans la gestion des budgets universitaires, une hausse des salaires ainsi qu’une augmentation des dépenses du gouvernement pour l’enseignement supérieur.
Étudiants et enseignants ont commencé à manifester à la mi-mars, un mois après la chute de Moubarak, afin de faire pression sur le Conseil militaire qui dirige le pays. Début juillet, des centaines de professeurs d’université ont organisé des sit-in dans plus d’une dizaine de campus à travers le pays.
Leurs efforts ne sont pas restés sans résultats. Le mois dernier, les présidents des universités du Caire, de Fayoum, Helwan et Al-Wadi Al-Gadid ont démissionné avant la fin de leur mandat. Huit autres sont partis après la fin du leur. Six autres présidents d’université, cependant, ont refusé de partir et de nombreux hauts responsables dans l’administration restent à leur place. Bien que les professeurs d’université déclarent que les administrateurs en place pourront essayer de regagner leur fonction en se présentant à des élections démocratiques, le conseil militaire a réitéré la semaine dernière son refus de les obliger à démissionner.
«Nous ne voulons pas la grève, mais nous y sommes forcés parce que c’est le seul moyen que nous ayons de dire que cela ne peut plus continuer», a dit Samir, qui faisait partie d’un groupe de professeurs qui ont rencontré le 14 septembre les membres du Conseil suprême, y compris le maréchal Mohamed Hussein Tantawi, dirigeant de facto du pays.
En plus de la grève du 1er octobre, les enseignants prévoient de faire un blocus autour des bureaux de l’administration sur les campus, afin d’empêcher les responsables d’entrer dans les bâtiments.
Les étudiants dans les universités soutiennent totalement leurs enseignants. La semaine dernière, le syndicat national des étudiants a organisé des manifestations sur les campus en signe de solidarité et annoncé son intention de participer à la grève, en demandant aux étudiants de ne pas suivre les cours.
«Pourquoi laissons-nous ces administrateurs en place alors qu’il est bien connu que la sécurité d’État les a nommés et que beaucoup d’entre eux sont impliqués dans des affaires endémiques de corruption?», demande Hala Ahmed Safwat, une étudiante de quatrième année à l’université du Caire, et membre du mouvement de la jeunesse du 6 avril.
«Cette révolution était une révolution de la jeunesse, c'est-à-dire nous. S’ils ne répondent pas à nos demandes, nous ferons une autre révolution si nécessaire».
«Nous demandons le respect des droits humains»
Cette vague sans précédent de grèves dans l’éducation a franchi une étape importante ce mois-ci, lorsqu’elle a dépassé le cadre des institutions étatiques du pays pour atteindre le plus improbable des endroits: l’université américaine du Caire (UAC), l’établissement d’enseignement le plus élitiste du pays.
Situé à l’ouest de la capitale, dans une zone située dans le désert et nouvellement aménagée appelée la «Cinquième Implantation», l’étincelant campus de l’UAC, qui a coûté plusieurs millions de dollars, est bien loin de son centre historique, qui se situait sur la place Tahrir.
Il se vante d’un taux de mécénat d’entreprise qui dépasse l’imagination des économistes les plus néolibéraux, avec une barrière Pepsi, une fontaine CIB et une tour Mobinil. Les étudiants de l’UAC paient chaque année des frais de scolarité qui s’élèvent à 17.000 dollars (12.500 euros), soit huit fois le revenu annuel d’un Égyptien moyen.
La semaine dernière, des milliers d’étudiants, avec les employés de l’université, ont lancé une grève massive et un sit-in sur le campus afin de protester contre la politique de l’administration. Les demandes des étudiants comprennent le remboursement d’une hausse de 9% des frais de scolarité; la représentation permanente des étudiants dans la commission du budget de l’université; et la transparence des finances de l’école.
Mais parmi les principales demandes, il y a la fin de ce qu’ils considèrent comme des pratiques d’exploitation par l’université de ses employés, dont les gardes, les concierges et les gardiens. Ils accusent l’administration de les sous-payer, et certains travailleraient sans contrat, ni assurance ou couverture sociale, et ce jusqu’à 16 heures par jour.
«Il y a deux lettres qui sont très importantes: "HR". L’université pense que ces deux lettres signifient "ressources humaines" (human resources), mais elle oublie complètement qu’elles veulent aussi dire "droits de l’homme" (human rights)», rappelle Ahmed Ezzat, 20 ans, vice-président du syndicat des étudiants qui a organisé la grève.
«Nous demandons le respect des droits humains pour les gens qui travaillent dans cette université», a-t-il déclaré, choisissant de s’exprimer en langue arabe par respect pour les gardiens qui l’écoutaient.
Selon différentes sources, des employés de l’université qui faisaient grève ont été menacés par leur hiérarchie. On leur a dit que pour chaque jour de grève, trois jours de salaire seraient retenus sur leur paye.
«Je suis là à cause de la dégradation des conditions de travail et de la baisse des salaires», raconte Mohammed, un gardien de 26 ans qui a refusé de communiquer son nom de famille. «Cela arrive sans raison. Nous ne sommes pas responsables des problèmes de budget, et pourtant nous travaillons plus dur chaque jour».
La situation a atteint un point critique au bout de cinq jours de grève, quand Lisa Anderson, la présidente de l’université (une ancienne doyenne de faculté de l’université de Columbia et co-présidente de la branche Moyen-Orient de l’ONG Human Rights Watch) a accepté de participer à un forum organisé par les étudiants et employés en grève.
Au cours de cette discussion, qui a commencé par l’exposé, par les employés, de leurs revendications, les réponses de Lisa Anderson ont été perçues comme évasives. Il y a eu des protestations quand madame Anderson a décidé, sans avertissement, de quitter le forum au bout d’une heure et demie, regagnant son bureau entourée d’employés de la sécurité.
Les étudiants ont alors décidé de décrocher le drapeau américain flottant sur le campus et de défiler avec lui, avant de le rapporter, dans un état impeccable, à l’administration. «Il a été décidé que le drapeau américain représentant… ces valeurs [de démocratie, liberté d’expression, et droits humains] devait être descendu et rendu au professeur Anderson, comme un rappel du fait qu’elle ne les respecte pas», ont ensuite écrit les étudiants dans un courriel à la communauté de l’UAC.
Trois jours plus tard, l’administration de l’université a annoncé qu’un compromis avait été trouvé sur de nombreuses demandes des manifestants, y compris une plus grande transparence budgétaire; la création d’un comité ad hoc avec les étudiants, les anciens élèves, et les représentants de la faculté prenant part aux décisions relatives aux frais de scolarité et au budget; la garantie d’une semaine de travail de cinq jours pour les gardiens et les jardiniers; une plus grande protection des employés; et la révision des niveaux de salaire des employés. Anderson a également souligné qu’aucun employé de l’université ne serait sanctionné pour avoir pris part à la grève.
Les étudiants et les employés ont annoncé la fin de la grève et du sit-in, mais ils ont souligné qu’ils continueraient à faire pression pour obtenir d’autres réformes et s’assurer que l’administration tiendra ses promesses.
«Si quelqu’un pense que quelque chose ne va pas, il doit se lever et en parler», affirme Omar El Sabh, un jeune étudiant de 20 ans. «C’est la concrétisation de l’esprit révolutionnaire qui est partout en Égypte».
Sharif Abdel Kouddous est un journaliste indépendant et correspondant de Democracy Now!, basé au Caire. Ses reportages sont, en partie, soutenus financièrement par une bourse du Pulitzer Center on Crisis Reporting. Vous pouvez le suivre sur Twitter: @sharifkouddous
Foreign policy
Traduit par Sandrine Kuhn