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![Cairo, Egypt [HDR], by Bakar—88 via Flickr CC](http://www.slateafrique.com/sites/default/files/imagecache/article_v2/2011-09-22_1627/cairo.jpg)
L'Egypte en pleine crise d'identité
L’ambiance est maussade place Tahrir, mais cela ne veut pas dire que l’Égypte n'est pas sur la bonne voie.
C’est peut-être difficile à croire —vu les manifestations tous les vendredis, la grève des professeurs la semaine dernière, les sit-in étudiants et l’attaque de l’ambassade israélienne le 9 septembre dernier— mais le Caire est envahi ces jours-ci par une certaine langueur.
Peut-être est-ce dû à l’été long, chaud et très tendu qui vient de passer, mais la créativité et l’énergie positive qui ont marqué l’Égypte entre janvier et juin semblent minées. Quoi qu’il se passe dans les rues, et récemment dans le campus de l’université américaine du Caire, tout semble forcé.
Tout prend des airs d’effort contraint pour faire quelque chose, n’importe quoi, pour réaliser une nouvelle fois l’impossible, comme lors de ces 18 jours passés sur la place Tahrir. Mais cela ne marche pas. La manifestation du vendredi 16 septembre (surnommée «Non à la loi de l’état d’urgence») n’a attiré que quelques centaines de personnes sur la place.
Ce n’est pas tant qu’un groupe prenne de l’importance au détriment des autres. Tout le monde semble lutter, aux prises avec les complexités du moment présent. Les progressistes égyptiens sont déprimés par la perspective redoutée d’une défaite imposée par les Frères musulmans aux élections de novembre; les groupes révolutionnaires ont du mal à mobiliser une population épuisée; les islamistes ont confiance, mais il ont échoué d’un point de vue tactique dans un environnement politique qui ne leur est pas familier; le gouvernement du Premier ministre Essam Charaf est une quantité négligeable et le Conseil suprême des forces armées semble chanceler sous la pression d’un rôle politique pour lequel il n’a jamais été formé.
Cette morne ambiance est loin, étonnamment loin du slogan post-soulèvement «Tout ne peut être que mieux que le régime de Moubarak».
Alors, la révolution est-elle terminée? Il est tentant de baisser les bras et de décréter que le poids d’une contre-révolution permanente, des réalités économiques, du narcissisme révolutionnaire et de l’incompétence a contrecarré les ambitions de construction d’une nouvelle Égypte.
Au-delà de la version «espoirs fracassés» cependant, le présent apparemment torturé de l’Égypte révèle en réalité quelque chose de relativement sain: la normalisation de la politique.
La question de l'identité est cruciale
Cela fait longtemps que les Égyptiens débattent avec intensité de ce qu’est l’Égypte, de ce qu’elle représente et de sa place dans le monde. Cette conversation a cependant toujours été conduite dans le cadre circonscrit d’un système politique autoritaire. Les anciens présidents Gamal Abdel Nasser, Anouar Sadat et Hosni Moubarak faisaient de la retape pour des versions du débat qui, espéraient-ils, allaient leur gagner la loyauté d’un grand nombre d’Égyptiens.
L’Égypte a ainsi fait du slalom, passant du statut de porte-étendard vaguement socialiste du Tiers-Monde à partenaire stratégique tardif des États-Unis pendant la guerre froide, puis à marché émergent chouchou de Wall Street —le tout dans le cadre de la quête de puissance nationale, de prospérité et de paix.
Aucune de ces versions n’est parvenue pourtant à combler le fossé entre ce que l’on disait aux Égyptiens de leur vie et la manière dont ils en faisaient réellement l’expérience. Combien d’Égyptiens se sont sentis plus riches, en meilleure santé et mieux éduqués grâce aux réformes néolibérales de Moubarak, et ont réellement intégré sa «stabilité pour le bien du développement»? Pas beaucoup.
Mais pendant plus d’un demi-siècle, ceux qui élevaient publiquement une objection à l’encontre de la dérive vaguement socialiste de Nasser mettaient en doute, pour des raisons nationalistes, le rapprochement de Sadat avec les États-Unis et décriaient les réformes économiques de la fin de la période Moubarak prenaient de grands risques. Ce n’est que lors des protestations du 25 janvier, quand les manifestants ont déclaré qu’ils n’avaient plus peur, que ces critiques sont devenues assez puissantes pour faire basculer le régime.
À présent, malgré tous les problèmes et les complexités du nouvel ordre politique, les Égyptiens ont l’occasion de débattre des questions centrales de leur vie nationale librement et sans entraves. Il y a eu une explosion de magazines d’actualité, de journaux et de chaînes de télévision dédiées presque exclusivement à l’exploration des importants sujets politiques du moment.
Le débat intense autour d’une déclaration des droits, des principes supra-constitutionnels et de la signification d’un «État civil» est un développement positif. Certes, il y a des excès. La grève des étudiants de l’université américaine du Caire, avec ses demandes contradictoires et ses appels à «prendre d’assaut le palais de Lisa (Anderson, présidente de l’université)» ressemblait fort à une orgueilleuse tentative de continuer à avoir une quelconque pertinence sept mois après Tahrir, plutôt qu’à un authentique effort pour résoudre les problèmes que les grévistes semblent déplorer à l’université.
Pourtant, malgré la tendance à l’auto-apitoiement de certains groupes révolutionnaires, la cacophonie de la presse, les plateformes à moitié développées des partis politiques, la vantardise de certains politiciens et l’émergence de dizaines de nouveaux partis politiques et coalitions, les débats féroces des derniers mois seront cruciaux pour l’élaboration de la trajectoire politique de l’Égypte.
Ces questions fondamentales «d’identité» sont, en fait, plus importantes que l’exécution et l’issue des prochaines élections nationales à l’Assemblée du Peuple, prévues dorénavant pour le mois de novembre.
Une Constitution soignée pour une politique stable
À moins que les questions antérieures sur l’identité de l’Égypte ne trouvent une réponse qui ait du sens pour la plus grande majorité des Égyptiens, la qualité des élections à venir importe moins que ce que beaucoup peuvent en penser. Les clichés exaspérants des analyses d’experts américains pendant ces journées grisantes de janvier et de février («C’est maintenant que le plus difficile commence», «La partie vient juste de débuter» et «La situation est fluide») ne sont pas moins énervants aujourd’hui, mais il se trouve qu’ils ont un fond de vérité.
Il ne fait aucun doute que la prochaine Assemblée du Peuple, qui sera responsable du choix d’un comité de 100 personnes chargées de rédiger une nouvelle Constitution, aura une influence importante sur la politique égyptienne.
Mais ce processus semble donner lieu à deux malentendus: tout d’abord, l’idée que l’assemblée se tiendra en vase clos, libre des conflits et des débats qui perturbent en ce moment l’arène politique égyptienne. Deuxièmement, l’idée que ce groupe produira un document acceptable en quelques mois.
Ces attentes défient à la fois les précédents et les réalités politiques de l’Égypte d’aujourd’hui. Le danger n’est pas tant que la rédaction de la Constitution prenne du temps ou que les Frères musulmans en dominent la réalisation, mais plutôt que la nouvelle Constitution soit bâclée et, par conséquent, pas à la hauteur de ce qu’est l’Égypte, de ce qu’elle défend et de sa place dans le monde.
Les observateurs égyptiens et étrangers prêchent la patience, mais ils n’en montrent aucune. Faute de développer un ensemble de mythes positifs sur l’avenir de l’Égypte, tout groupe, parti ou dirigeant sera politiquement vulnérable, ce qui promet l’instabilité et l’éventuel retour d’une politique autoritaire. L’incertitude et la contestation sont précisément au cœur de toute transition politique.
Elles sont peut-être difficiles à accepter, étant donné tous les défis que l’Égypte se voit forcée de relever aujourd’hui, mais les Égyptiens sont exactement là où ils sont censés être.
Steven A. Cook
Traduit par Bérengère Viennot
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