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RDC: Quand la guerre devient nomade
Depuis plusieurs décennies, la République démocratique du Congo est enlisée dans une spirale de violence.
A l’heure où les manifestations du parti d’Etienne Tshisekedi sont réprimées à Kinshasa et que Jean-Pierre Bemba est empêché de se présenter aux élections par son inculpation à La Haye, il est bien temps de réfléchir aux causes et aux mécanismes de la violence guerrière qui a ensanglanté pendant trop longtemps les Grands Lacs, région d'Afrique de l'Est.
En réfléchissant autour d’un modèle conflictuel développé à l’origine en Afrique de l’Ouest, on pourra voir qu’il n y a pas que la violence de l’autocratie nationale ou la répression symbolique du système de pouvoirs occidentaux: la «guerre nomade» a bien une certaine autonomie et les mêmes causes peuvent reproduire les mêmes effets —justement parce le système électif, perverti, et la politique internationale, plus soumise à la force qu’au droit, ne permettent pas d’autre exutoire.
L’échec de l’État?
Contrairement aux idées reçues, la politologie est unanime à constater non pas un «échec africain de l’État» (si ce n'est dans la duplication d’un modèle occidental idéalisé), mais une réinterprétation permanente de ses structures. Il n’en demeure pas moins que les relations entre les dirigeants et les peuples, la géopolitique interne, les frontières, les relations entre capitale et périphéries sont souvent problématiques et sources de tensions récurrentes, si ce n’est de violences, et bien plus —belligènes, fauteuses de guerre.
Dans un immense pays comme la République démocratique du Congo (RDC), ce n’est pas la porosité des frontières, leur éloignement de Kinshasa, le manque d’infrastructures qui peuvent étonner l’observateur, mais au contraire la persistance d’un nationalisme obstiné, quels que soient les régimes successifs.
Pour autant, cette fameuse question des frontières, si rebattue (la conférence de Berlin et au-delà toute la rationalité étatique tranchant, géométriquement, dans le vif des peuples) est bien instrumentalisée tour à tour par des peuples, des factions, des guérillas, mais aussi par des États antagonistes et par de lointains parrains occidentaux menant une politique de puissance et d’accaparement des ressources naturelles.
Nexus, foco, extension nomade
On pourrait proposer une approche sommaire de l’espace africain, où se dessineraient des «aires conflictuelles», des zones où, dans le temps et l’espace, les conflits semblent se former autour d’un centre, un nœud de violences continues. C'est le cas de l’Afrique de l'Ouest, des Grands Lacs, de la Corne de l’Afrique, et plus récemment du binôme Tchad/Soudan. Mais par quels mécanismes ces conflits s’étendent-ils aussi rapidement?
Même si elle recouvre une réalité spatiale, l’expression «régionalisation de la guerre» semble insuffisante: il y manque dynamique et mécanismes guerriers. Qu’y a-t-il donc de commun avec, par exemple, le «système de conflit» ouest-africain et la zone des Grands Lacs? Sans doute son accélération entropique, d’un chaos au début localisé à une extension étonnante: plus de 17 pays en conflit en Afrique centrale; première «guerre africaine», qui autrefois (avant la chute du mur de Berlin) aurait été limitée par des interventions occidentales et des incursions soviétiques. Ce qui, au-delà de la violence spontanée, aurait limité l’extension de la guerre.
Mais l’originalité première est justement ce qu’il se passe durant la transformation d’un «nexus» de violence autochtone en foyer de guerre transfrontalière, qui réinterprète spontanément les théories de la guérilla sud-américaine.
Le terme de «foco», que l’écrivain Régis Debray a conceptualisé dans les années 60 pour qualifier les foyers de guérillas latino-américains, pourrait s’appliquer en RDC dans ses deux caractéristiques fondamentales: des frontières poreuses et perméables, ainsi que la proximité d’un pays ami, capable d’accueillir et soutenir, voire renforcer le mouvement guerrier qui se lève; d’un coté de la frontière une «base arrière» de repli, de l’autre un foyer insurrectionnel. Du nexus au foco, la dynamique se joue bien autour de cette ligne imaginaire, présente/absente, invisible et porteuse d’effet: la frontière étatique; inexistante pour les peuples, et pourtant subvertie par les guérillas.
Bien entendu, le Kivu est pour cette zone, l’archétype d’un de ces nœuds conflictuels, entre problèmes fonciers, enjeux miniers, affrontement interethniques et rivalité entre les deux pays limitrophes- RDC/Rwanda, mais il est bien d’autres foyers, d’autres enjeux, d’autres peuples migrants et transfrontaliers que les Banyamulenge du Kivu- ce qui à l’échelle de ce «pays continent» et de l’Afrique centrale créée un extraordinaire imbroglio conflictuel.
Nulle logique politique- au sens d’idéologies constituées, dans la prolifération des factions et des jeux d’alliance: c’est bien du coté de la segmentarité sociale, qui oppose à des niveaux différents des groupes antagonistes: clans contre clans , villages contre villages, peuples contre peuples…ou en termes plus contemporains factions contre factions , guérillas contre guérillas...- sous l’influence de parrains régionaux ou plus lointains, en luttes constantes dont les ressources ne sont pas des fins mais des moyens, sans cesse instrumentalisés par des maîtres de guerres ou des entrepreneurs de la violence.
Ces guerres segmentaires seraient donc, pour paraphraser Clausewitz «la continuation des sociétés par d’autres moyens»- les formes de la violence correspondant à la structure segmentaire des organisations autochtones.
Par quels mécanismes passe t-on par la suite à un embrasement généralisé? L’entropie guerrière atteint le niveau des Etats, qui ont les moyens de faire jouer à leur profit le «différentiel des frontières» - et les niveaux locaux, nationaux et internationaux s’imbriquent inextricablement: les ethnies transfrontalières en sont le vecteur privilégié, tandis qu’en mosaïque, et dans une ethnicité en recomposition permanente, alliés et antagonistes s’opposent pour le contrôle des richesses et de hommes. Le stade ultime, à l’opposé, est celui d’une déterritorialisation totale, et d’une inversion des valeurs et des structures sociétales: enfants et femmes soldats, technicals et carnaval sadique en sont les extrêmes dont le jeune anti- héros d'Ahmadou Kourouma (Allah n’est pas obligé) en est le triste emblème.
Penser la guerre: Les chances d'un constructivisme à l'Africaine
Il faut bien sûr arrêter de représenter l’Afrique en termes «réalistes», c'est-à-dire comme agrégat d’Etats, mais bien plutôt penser et observer l’Afrique et ses conflits d’abord en terme de sociétés pour, enfin, pouvoir y déceler les dynamiques autochtones et tenter de les décoder. Ce qui fait l’ordinaire des anthropologues n’est évidemment pas exclusif d’une analyse «par le Haut» et surtout d’une prise en compte des jeux étatiques régionaux - ou occidentaux. Et cette interprétation, elle aussi, peut-elle muter aussi vite que le font la violence et la guerre?
Cinquante ans après les Indépendances, l’exemple de la Côte d’Ivoire montre bien qu’il n’y a pas d’Indépendance réelle et que les décideurs coloniaux sont toujours actifs. La RDC, entre élections truquées et guerre latente aux frontières, rompra t-elle avec sa propre histoire et la domination renouvelée de l’Occident sur le reste de l’Afrique subsaharienne? On peut en douter, surtout si les analystes politiques locaux ou extérieurs ne changent pas de paradigme d’analyse…
Africanistes et polémologues, journalistes et militaires, encore un effort pour devenir constructivistes: toutes les sociétés africaines y invitent!
Michel Galy et Sarah Heitz
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