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Pool, by coda via Flickr CC
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Les révolutionnaires Gucci

En Afrique du Sud, les héritiers des héros de la lutte anti-apartheid sont devenus des hommes d’affaires qui étalent leurs signes extérieurs de richesse sans complexe.

L’expression Gucci revolutionaries est née en Iran. Elle a été importée en Afrique du Sud par l’opposition blanche, qui surnomme ainsi les héritiers des «combattants de la liberté» du Congrès national africain (ANC). Des hommes d’affaires noirs, qui se sont enrichis grâce à leur carnet d’adresses politique. Ceux qu’on appelle aussi les fat cats irritent pour leurs goûts de luxe, qu’ils assument sans l’ombre d’un complexe.

«Quand un noir est riche, il faut toujours qu’il se justifie»

Un mariage avec des cartons d’invitation en lettres d’or, qui coûtent le prix d’une villa au Cap… Des soirées dans des boîtes de nuits dénommées ZAR (l’acronyme pour la devise nationale, le rand) où l’on mange des sushis servis sur le corps de femmes allongées et presque nues… Une «fille de», étudiante dans une école de cinéma, qui dépense plus de 10.000 rands (1.000 euros) en un soir, au bar du grand hôtel Michel-Angelo, pour épater ses copains moins bien lotis…

Le bling-bling ne semble plus avoir de limites en Afrique du Sud. Helen Zille, leader de l’Alliance démocrate (DA), principal parti d’opposition qui rassemble surtout des blancs et des métis, estime que la Ligue des jeunes de l’ANC est «remplie de révolutionnaires Gucci qui ne sont là que pour s’en mettre plein les poches et renforcer leur pouvoir en dehors et à l’intérieur de leur parti.»

Ces révolutionnaires de pacotille, ce sont les Julius Malema, dirigeant de la Ligue des jeunes qui arbore des chemises de luxe et réside à Sandton, l’un des quartiers les plus chers de Johannesburg. Ce sont aussi les Dali Tambo, ancien présentateur de télévision reconverti dans les mines, fils d’Oliver Tambo. Ce sont encore certains proches de Nelson Mandela, comme la vedette du petit écran Basetsana Kumalo, ex-Miss Afrique du Sud, qui ne fait son shopping qu’à New York ou Tokyo et collectionne éhontément les paires de lunettes de soleil… Gucci. Ce sont aussi les traders de la Bourse de Johannesburg, qui s’achètent pour leur propre anniversaire des Jaguar ou des Maserati.

«Si on empilait toutes les voitures de luxe qui circulent à Johannesburg, on pourrait construire tout ce dont le pays a encore besoin, comme des écoles et des dispensaires», fulmine Zanele, une assistante sociale qui travaille à l’hôpital de Baragwanath, dans le township noir de Soweto.

Chez les nouvelles élites noires, on trouve les tapis persans les plus chers et de l’artisanat du continent payé cash, sans discussion, sur le marché africain de Rosebank (une galerie marchande des banlieues nord de Johannesburg). Des masques dogons ou baoulés ensuite mis sous verre, dans de larges cadres dorés. Les hommes fument des Cohiba importés de La Havane et les femmes portent de l’Armani ou du Christian Dior.


Vitrine de robes de soirée à Rosebank, Johannesburg.

Les fêtes du dimanche, au bord des piscines, dans les villas de Johannesburg, sont arrosées à grand renfort de caisses de Moët & Chandon. Une marque considérée comme le must en matière de champagne français, en grande partie à cause de son prix.

Patrice Motsepe, patron d’African Rainbow Minerals n’est pas seulement connu pour avoir fait son entrée en 2008 au classement Forbes des plus grandes fortunes mondiales. En Afrique du Sud, il est souvent cité pour sa fameuse répartie:

«Quand un blanc est riche, cela ne pose de problème à personne; mais quand un noir l’est, il faut toujours qu’il se justifie».

Des directeurs noirs «pour faire bien»

Ce qu’on reproche à ces «révolutionnaires Gucci», c’est d’avoir perdu la conscience politique des longues années de lutte contre l’apartheid. Moeletsi Mbeki, le frère cadet de l’ancien président Thabo Mbeki, est l’un des rares à oser critiquer ce crony capitalism («capitalisme des copains») qu’est à ses yeux le Black Economic Empowerment (BEE, l’émancipation économique des noirs).

Cette politique vise à promouvoir les prises de participation noires dans le capital de grandes sociétés et les passations de marchés publics favorisant des sociétés noires. Des chartes de BEE négociées au début des années 2000 dans les mines, la distribution de pétrole et les banques prévoient notamment de faire passer 26% de ces industries entre des mains noires d’ici 2012 à 2014.

Du coup, une certaine pratique de front-dressing (ravalement de façade) est à l’œuvre, avec des directeurs noirs qui ne sont là que par souci cosmétique, pour «noircir» les conseils d’administration. Ils touchent bonus et dividendes sur la base de leur profil, et non de leurs compétences.

Certaines grandes figures de l’ANC se sont reconverties avec succès dans les affaires, comme Cyril Ramaphosa et Tokyo Sexwale, deux grands capitaines d’industrie. Mais des proches du parti au pouvoir cumulent à qui mieux mieux les sièges dans les conseils d’administration. L’un des neveux du président Jacob Zuma, Khulubuse Clive Zuma, est l’un de ces happy few, comptant 25 titres de directeur dans différentes sociétés.

«Malema n’a pas réussi à aller jusqu’au lycée, et il veut contrôler des mines de plus de 5 km de profondeur?», ironise volontiers Moeletsi Mbeki, fils du leader communiste et vétéran de la lutte contre l’apartheid Govan Mbeki (incarcéré avec Mandela) et frère cadet de l’ancien président Thabo Mbeki.

Auteur de plusieurs essais, Moeletsi Mbeki dirige la branche sud-africaine d’Endemol, la société de production néerlandaise spécialisée dans les émissions de téléréalité. Il est aussi le vice-président du prestigieux Institut sud-africain des relations internationales (SAIIR), à l’université du Witwatersrand (Johannesburg). Cet ancien journaliste n’a de comptes à rendre à personne et ne dépend pas, pour sa survie, de ses relations avec l’ANC. Il ne se gêne donc pas pour critiquer le gouvernement actuel:

«Jacob Zuma favorise une culture de la consommation, et non de l’entreprenariat, avec la production sur place de produits finis. Pourquoi importons-nous 20% du poulet que nous consommons? Les responsables de l’ANC consomment des produits importés. L’Afrique du Sud est devenue en 2007, pour la première fois, un importateur net de produits alimentaires. Notre révolution ne va nulle part».

Les révolutionnaires Gucci se distinguent par leur égoïsme et leur solidarité de classe. Leur rêve est celui de l’Afrique du Sud blanche et prospère. Ils habitent dans des quartiers blancs, roulent dans des Mercedes et des Hummer comme les blancs, descendent dans les grands hôtels de l’île Maurice comme les blancs.

Aucun retour, de leur part, en faveur des groupes «historiquement désavantagés», comme on appelle dans la rhétorique officielle les groupes autrefois opprimés par l’apartheid (noirs, métis et indiens). Ils sont très peu, parmi les grands hommes d’affaires noirs, à se distinguer par une fondation pour l’enfance comme celle de Nelson Mandela, où à redistribuer une partie de leurs bénéfices dans des causes charitables —qui ne manquent pourtant pas.

Sabine Cessou, à Johannesburg

 

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Sabine Cessou

Sabine Cessou est une journaliste indépendante, grand reporter pour L'Autre Afrique (1997-98), correspondante de Libération à Johannesburg (1998-2003) puis reporter Afrique au service étranger de Libération (2010-11).

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