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Le bonheur n’est pas dans les statistiques
Il existe désormais un indice qui permet de classer les pays du plus heureux au plus malheureux. Des pays africains comme le Togo ou le Bénin se trouvent en bas du classement, mais les éléments pris en compte font débat. Chacun sa définition du bonheur.
La nouvelle est à faire ressusciter un mort de rire. Pourtant, c’est vrai: il existe dorénavant des statistiques sur le bonheur, et même un classement des États du monde. Ce qu’on appelle dorénavant le Bonheur intérieur brut (BIB).
Adrian White et Ruut Veenhoven ont beau interroger des millions de personnes de tous les pays du monde pour établir leurs statistiques, ils ne parviendront jamais à convaincre les Africains, considérés souvent comme les plus malheureux du monde ou les damnés de la terre.
Pour White, les éléments les plus importants dans cette évaluation du bonheur sont la santé, le niveau de vie et l’éducation. Et pour Veenhoven, ce sont le niveau de vie, la sécurité, la liberté, les inégalités, la fraternité, la justice et la corruption. Déjà, les deux auteurs ont du mal à trouver leur bonheur avec la différence de points de vue qui existe entre eux.
Soit. Les rapports et autres études sur le sujet commencent à foisonner, pour diverses raisons. Le philosophe et ancien ministre français Luc Ferry pense que «vouloir mesurer le bonheur individuel est tout simplement absurde».
N’empêche, certains pays commencent à prendre au sérieux les statistiques sur le bonheur et à en tenir compte dans leurs politiques. Selon Derek Bok, ancien président de la prestigieuse université de Havard aux Etats-Unis et auteur de The Politics of Happiness (Les politiques du bonheur):
«Les statistiques sur le bonheur semblent donc être globalement aussi justes que nombre de statistiques utilisées régulièrement par les dirigeants politiques, tels que les sondages d’opinion, l’indice de pauvreté ou même la croissance du PIB —lesquelles regorgent d’imperfections».
Le Danemark serait ainsi le pays où l’on vit le plus heureux au monde. Si tel était effectivement le cas, aucun Danois ne quitterait donc sa terre. Mieux, la destination passerait pour la plus prisée des émigrés africains en quête d’eldorado en Occident.
Chacun son bonheur
Dans l’Afrique profonde, où la sagesse populaire veut que le bonheur soit relatif, et partout, ces statistiques devraient susciter des sourires narquois auprès des anciens. Lesquels ont coutume de dire aux initiés passant de l’enfance à l’âge adulte, que c’est plutôt aux us et coutumes qu’il faut s’attacher qu’à la terre. Car la terre n’appartient à personne et partout où l’homme se sent plus heureux sur cette terre, c’est là sa patrie.
Dans le dernier classement du BIB, le Togo et le Bénin font partie des pays les plus malheureux du monde. Le Béninois Raoul Tessingou, peintre-sculpteur pense que ce classement n’est pas fiable:
«J’émets de sérieux doutes sur ce classement, dont je n’avais même pas connaissance. Chacun a sa définition du bonheur et je ne pense pas que ce qui vaut pour l’un vaut pour l’autre. C’est encore une affaire de "blancs" cette histoire.
Même si ceux qui font ce classement définissent des critères précis, je ne pense pas que mon pays mérite la place qu’on lui attribue. Ici, nous n’avons pas grand-chose du point de vue matériel, mais nous nous sentons plus heureux que des gens qui peuvent commander au doigt en Amérique, en Europe ou en Asie, et c’est l’essentiel. Le reste est une vue de l’esprit».
Au Togo comme au Bénin et partout ailleurs dans l’Afrique profonde, personne n’a la même conception du bonheur que les auteurs des fameuses statistiques. Comme le confirme le Togolais Claude Yaovi:
«Si je me réfère à ce qui se passe dans la Corne de l’Afrique et plus précisément en Somalie, nous Togolais pouvons dire que nous vivons mieux que les Somaliens. Nous n’avons pas la famine et la guerre. Mais ce n’est pourtant pas tous les Togolais qui ont quotidiennement de quoi manger, tout comme ce ne sont pas tous les Somaliens qui meurent de faim. Je suppose même qu’il y a des Somaliens pour trouver leur bonheur dans cette situation de chaos que vit le pays. Alors ça ne peut que nous amuser, ces statistiques».
Aucune définition du bonheur ne fait l’unanimité. Il n’y a par conséquent pas de définition universelle, y compris chez les philosophes. D’après le Kant, «le bonheur est la satisfaction de toutes nos inclinations (tant extensive, quant à leur variété, qu’intensive, quant au degré, et aussi protensive quant à leur durée)».
Pris dans ce sens, on peut conclure que le bonheur n’existe nulle part, si ce n’est dans l’imagination humaine. Mais si on l’entend comme la satisfaction des besoins naturels de l’homme, il s’agit d’une question de perception qui est somme toute relative chez chaque individu, tout comme dans les Dialogues d’Hylas et de Philonous de George Berkeley.
Pour le chasseur du clan Hadzabé de Tanzanie, le bonheur se trouve dans les grottes et la poursuite du gibier dans la nature, loin de la modernité. Idem aussi pour la paysanne Natemba des confins du Bénin, qui veut fuir tout contact avec la civilisation occidentale et qui préfère souffrir le martyre et mourir, plutôt que d’aller à l’hôpital se faire administrer des médicaments qu’elle qualifie de poison.
Généralement en Afrique, ceux qui vivent dans des zones rurales considèrent ceux qui sont dans des centres urbains comme des malheureux, et vice-versa. Toutes proportions gardées, les statistiques sur le bonheur donnent cette image du monde, vu à travers le prisme déformant de chaque société.
Selon un sondage Ifop réalisé en 2008 auprès de 2.500 Européens majeurs, 61% des Français pensent que l’argent fait le bonheur. Ils sont premiers en cela dans l’espace européen, pour ce sondage qui a aussi concerné d’autres pays comme l’Allemagne, l’Italie, la Grande-Bretagne.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître, c’est dans ces pays développés où l’on est censé vivre plus ou moins heureux que beaucoup de gens se suicident, contrairement aux pays pauvres. A voir l’extraordinaire joie de vivre de certaines populations africaines —qui contraste totalement avec leur dénuement matériel— beaucoup d’Africains sont convaincus que le bonheur n’est pas dans les statistiques, mais dans la philosophie. Et c’est elle qui rend les Africains heureux de façon authentique. L’intrusion des statistiques sur le terrain de la philosophie est par conséquent stérile et une perte de temps. Dont acte! Qui a dit que ce sont les Africains qui ont l’art de perdre leur temps ?
Marcus Boni Teiga