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Non, les femmes ne sont pas les premières victimes des révolutions arabes
La Fondation Thomson Reuters a récemment publié un sondage sur les droits des femmes dans le monde arabe. Au lieu d'interroger objectivement la place des femmes dans chacun des pays, ce sondage révèle plutôt l'état de l'opinion sur cette question.
File d’attente devant un bureau de vote à Giza, le 22 décembre 2012. REUTERS/Khaled Abdullah
Ce ne sont que des études d'opinion basées sur une série de questions ouvertes et fermées. Et pourtant leurs conclusions sont parfois étrangement idéologiques. Le 12 novembre dernier, la Fondation Thomson Reuters, un organisme de bienfaisance basé à Londres, a publié les conclusions d'un sondage portant sur les droits des femmes dans le monde arabe, résumé en un classement déroutant qui place l'Égypte en dernière position et les Comores en première. Même si, comme s'en prévaut la fondation, « un sondage de perception représente un instantané de l'opinion d'un groupe particulier de personnes à un certain moment dans le temps », celui-ci a été grandement fustigé pour les erreurs et les imprécisions qu'ils véhiculent. Qui sont les 336 experts qui ont participé à son élaboration? Le panel est-il représentatif de tous les pays mentionnés dans le rapport ? Les personnes interrogées s'appuient-elles sur des sources juridiques ou fondent-elles leurs réponses sur leur impression à un instant T? Ce flou rend le sondage et le classement qui en découle inexploitable. Stéphanie Abdallah, chargée de recherche au CNRS (IFPO), auteur notamment Des engagements féminins au Moyen Orient, s'étonne du décalage entre le peu de sérieux de l'étude et sa portée médiatique : «Si l'on aborde la question de l'héritage, tous les pays devraient être au même niveau car aucun d'entre-eux ne reconnaît juridiquement l'égalité homme-femme. Sauf si le sondage interroge des pratiques sociales en dehors du cadre juridique, ce qui demanderait des enquêtes très fouillées, pays par pays. »
Message implicite
Par-delà la méthode, l'enquête d'opinion délivre un message insidieux sur les conséquences des révolutions arabes engagées en 2011 : celles-ci n'ont pas amélioré la condition des femmes et l'auraient de surcroît aggravée. « Les femmes, premières victimes des printemps arabes », titrait le site d'information France 24 au lendemain de la publication du sondage. Au regard du classement, le message est clair : les régimes autoritaires restés à l'écart des révoltes populaires s'en sortent assez bien. Un pays comme l'Arabie Saoudite, où les femmes n'ont pas encore acquis le droit de vote, rivalise et surpasse l'Égypte, berceau du féminisme arabe où les femmes votent depuis 1956. Pour Stéphanie Abdallah, ces incongruités disent quelque chose des attentes et des aspirations des populations interrogées. « Les Etats nourris de traditions de luttes féministes plus anciennes ont des attentes et des aspirations plus grandes, et ces dernières ont été renforcées par les révoltes de 2011 qui leur ont donné un nouveau souffle.» Le classement de la Tunisie l'illustre assez bien. La Tunisie demeure le pays du Maghreb, où l'on considère --à raison-- que la situation de la femme est la meilleure. Or elle se retrouve à la onzième position, derrière la Jordanie et le Qatar : un rang correspondant davantage à l'état des aspirations qu'à la situation réelle des droits dans le pays.
« Si la Tunisie n'a connu aucun recul des droits des femmes depuis 2011, une pression de la rue et des inquiétudes se sont néanmoins manifestées», explique Stéphanie Abdallah.
La chercheuse insiste sur la nécessité de contextualiser ces craintes : elles s'inscrivent dans un temps révolutionnaire profondément versatile auquel s'ajoute l'incurie des gouvernements de transition. Cette instabilité, notamment en Égypte, est l'une des explications à la recrudescence des agressions sexuelles dans l'espace publique depuis 2011. Mais comme le rappelle Stéphanie Abdallah, «ces agressions ne sont pas nées avec la révolution, elles existaient bien avant et ont toujours constitué une arme politique sous le régime de Moubarak et celui des militaires.» Les tests de virginité utilisés pour jeter le discrédit sur les manifestantes en 2011 renvoient à des pratiques plus anciennes d'intimidations.
S'il fallait retenir une constante, avant et après la révolution, c'est l'instrumentalisation dont les droits des femmes font l'objet. En Égypte, le quota de femmes au parlement a été aboli par le Conseil national des Forces armées, sous prétexte de vouloir rompre avec les lois de Suzanne Moubarak. Au-delà de la représentation des femmes sur la scène politique, l'Égypte a été épinglée sur deux autres points : le harcèlement sexuel et l'excision. Si, comme le souligne Stéphanie Abdallah, «le temps de la révolution a offert un état de grâce dans les rapports hommes-femmes, très vite les Égyptiennes ont dû à nouveau renégocier leur place dans l'espace publique».
Prise de conscience
Alors que ces questions étaient quasiment absentes des débats publics il y a quelques années, elles sont aujourd'hui devenus incontournables. De nouveaux acteurs de la société civile se sont emparés de ces problématiques et sont venus renforcer le travail mené par des féministes depuis une dizaine d'années. La parole s'est libérée et les atteintes aux droits des femmes auparavant étouffées ont été exposées à la lumière médiatique : depuis près de trois ans, on ne compte plus les reportages sur le harcèlement sexuel, les mariages forcés, la représentation des femmes en politique. Pour Stéphanie Abdallah, cette exposition permettra peut-être d'agir sur les freins structurels à l'égalité homme-femme. Un temps long qui ne rentre pas dans les cases du sondage de perception.
Nadéra Bouazza