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Le FMI a-t-il eu la peau de Moubarak? (1/2)
Les mauvaises recommandations du FMI et le capitalisme sauvage qu'elles ont engendré sont l'une des principales causes de la colère égyptienne.
1990. L'Égypte du président Hosni Moubarak est en proie à la tourmente. L'ordre économique étatiste mis en place par l'ex-président Gamal Abdel Nasser est en train de s'écrouler (PDF) comme un château de cartes: les banques égyptiennes font faillite, et l'inflation se situe autour des 20%.
Lorsque la livre égyptienne s'effondre sur les marchés internationaux des devises, la population commence à thésauriser des dollars américains. Le prix du pétrole s'effondre lui aussi; les exportations et les transferts de fonds venant des pays du Golfe s'en ressentent.
Une redoutable vague d'attentats terroristes secoue le pays. L'assassinat de Rifaat al Mahgoub, président de l'Assemblée du peuple, et les deux terribles attentats visant des touristes israéliens (le premier entre le Caire et Ismaïlia; le second sur la frontière israélo-égyptienne, près d'Eilat) font douter de la compétence des forces nationales de sécurité et provoquent une chute soudaine des revenus touristiques.
C'est alors d'un pas bien mal assuré que l'économie égyptienne —qui repose alors sur les subventions, la bureaucratie, et un secteur public hypertrophié— s'achemine vers le XXIe siècle.
On dit souvent qu'à la veille d'une révolution, l'événement paraît impossible, et qu'à son lendemain, il apparaît comme inévitable. Chez les jeunes Egyptiens qui ont mené le soulèvement du 25 janvier 2011, le point critique de la révolution a dû être perçu comme un moment pour le moins magique. (Alaa El Aswany, militant et écrivain renommé, le décrit d'ailleurs comme un «miracle» dans l'avant-propos de son dernier ouvrage, On the State of Egypt).
Mais ce chapitre de l'histoire égyptienne, cette transition entre l'impossible et l'inévitable, s'est ici réalisée de façon plus prosaïque; moins céleste, plus terrestre. Ce chapitre —et le déclin de Moubarak— commence avec la crise économique de 1990.
La rupture du «contrat de Nasser»
En août 1990, le président irakien Saddam Hussein envahit le Koweit et le dictateur égyptien semble y voir la solution à ses ennuis financiers. Il apporte son soutien diplomatique et militaire à la coalition formée par les États-Unis pour mettre un terme à l'invasion irakienne.
En échange, il bénéficie d'une «multitude d'avantages économiques», comme l'écrit Bruce Rutherford, professeur adjoint de sciences politiques à l'université de Colgate, dans son ouvrage Egypt After Mubarak: Liberalism, Islam, and Democracy in the Arab World.
L'Égypte doit de l'argent aux Etats-Unis. Elle en doit aussi au Club de Paris, groupe informel de créanciers privés issus de 19 grandes puissances économiques mondiales. Douze d'entre elles ont envoyé des troupes sur le terrain lors de l'invasion américaine de l'Irak. Ces dettes sont alors annulées. Le pays reçoit une aide économique d'urgence de 15 milliards de dollars (10,9 milliards d'euros). En apparence, le coup de poker de Moubarak est une réussite totale.
Au final, l'aide financière lui aura permis de remettre sur pied le secteur bancaire moribond de l'Égypte et de stabiliser son économie, mais elle contenait également les germes de sa future destruction. Car le prêt était accompagné d'une condition: l'application d'un plan de restructuration des plus exigeants, élaboré par le Fonds monétaire international (FMI). Moubarak a ainsi dû réduire les services de l'État, libéraliser les taux d'intérêt et entreprendre un ambitieux programme de privatisation.
Dina Shehata, chercheuse principale auprès du Centre d'études politiques et stratégiques d'Al-Ahram, estime que le FMI l'a contraint à rompre le «contrat de Nasser»: garantir l'accès aux services sociaux, à l'emploi, aux subventions, à l'éducation et aux soins de santé; le tout en échange du contrôle total de l'espace politique.
«Une pyramide s'effrite lentement avant de s'effondrer»
Le fait d'analyser en profondeur l'enchaînement des événements qui ont provoqué la révolution du 25 janvier ne remet pas en question l'importance des éléments déclencheurs les plus récents, comme les élections législatives truquées de 2010 ou le meurtre de Khaled Saïd, ce blogueur battu à mort par les policiers, qui a donné son nom à la page Facebook appelant à la révolution.
Et si nous nous intéressons ici au rôle qu'a pu jouer le bien-être matériel de la population dans ces événements, il ne s'agit en aucune manière de minimiser l'importance des facteurs existentiels (liberté, dignité, justice) qui ont poussé les Égyptiens à risquer leur vie pour changer leur système politique.
Mais la détérioration progressive de la conjoncture économique (depuis les années 1990 jusqu'au début des années 2000), associée à l'essor d'un mouvement ouvrier indépendant (qui a joué un rôle important, sinon capital, dans la récente révolution des dix-huit jours) laissent penser qu'une analyse plus poussée de l'histoire égyptienne permettrait de retracer les origines de la chute de Moubarak.
Et de fait, comme l'expliquait récemment Robert Zaretsky (professeur d'histoire à l'université de Houston) dans Foreign Affairs, «une pyramide s'effrite lentement avant de s'effondrer». Peut-être pouvons-nous en dire autant de l'homme qui, si l'on en croit de nombreuses plaisanteries égyptiennes, aurait peut-être fini par construire la sienne.
L'expérience de la libéralisation
D'un point de vue macroéconomique, la libéralisation fut un succès retentissant. L'économie égyptienne avait reculé de 2% en 1990; en 1996, elle était en hausse de 5%. L'inflation, qui avait dépassé les 20% à la fin des années 1980, venait de baisser de 7%, et le pays avait regagné la confiance des investisseurs. Dix ans plus tard, le FMI lui décernait le prix du «meilleur réformateur économique», avec un PIB en hausse de 7% pour l'année 2007.
«Cette année encore, l'économie égyptienne enregistre une performance impressionnante, soutenue par des réformes durables, une gestion macroéconomique prudente et un environnement extérieur favorable», conclut alors le rapport du FMI (PDF), qui couvre d'éloges le «gouvernement réformiste» pour avoir poursuivi les ajustements face à une opposition tenace —opposition «motivée par la hausse des prix des denrées alimentaires, et qui est agacée de ne pas encore bénéficier des "retombées économiques" de la croissance».
Mais pour nombre d'Égyptiens, ce manque de «retombées» était bel et bien le seul problème qui importait. Pour eux, les chiffres impressionnants de la croissance avaient une autre signification: licenciements, réductions de salaires, plans de retraite anticipée et forcée, ainsi que la perte de plusieurs avantages sociaux.
Selon Joel Beinin, professeur d'histoire du Moyen-Orient à l'université de Stanford, les effets de la réforme de l'emploi furent si pernicieux que seuls Stella (la bière égyptienne) et Coca Cola virent leur nombre d'employés augmenter après la vague de privatisations.
Invité lors d'une récente conférence de la Banque mondiale consacrée à l'investissement au lendemain du printemps arabe, Yasar Jarrar, associé chez PricewaterhouseCoopers (Dubaï) résume la situation en ces termes: «il fallait être un macro-citoyen pour bénéficier» de la libéralisation économique.
En 1995, l'adhésion à l'Organisation mondiale du commerce (OMC) n'a fait qu'empirer les choses pour de nombreux ouvriers égyptiens: les réductions des barrières tarifaires et non-tarifaires ont empêché l'État de protéger les branches d'activité exigeant une main-d'œuvre importante.
Le secteur égyptien du textile (qui remonte à l'époque des pharaons) a beaucoup souffert de cette situation: les producteurs de Chine et d'Asie du Sud-Est ont profité de la réduction des tarifs douaniers pour étendre leurs parts de marché. Les répercussions probables de cette mesure sur la main-d'œuvre égyptienne étaient connues avant sa mise en application: en 2004, un rapport de l'USAID (PDF) prévoyait une perte de 22.185 emplois et 203,9 millions de dollars (en livraisons) pour l'ensemble du secteur. Soit environ 4% des exportations de produits non-pétroliers du pays.
Par ailleurs, les sociétés qui ont profité de la libéralisation et de l'adhésion à l'OMC ne comptaient que peu de clients parmi la population égyptienne. Ces entreprises, qui appartenaient à un petit nombre de familles proches du pouvoir, s'occupaient principalement de matériaux de construction, d'import-export, de tourisme, d'immobilier, d'alimentation et de produits haut de gamme (que la majorité des Égyptiens ne pouvaient s'offrir).
C'est ce qu'explique Tim Mitchell, professeur d'économie politique à l'université de Columbia. En 1999, il tient ces propos dans le Middle East Report:
«[la politique néolibérale de l'État] a eu pour principal effet de concentrer les fonds publics dans des mains différentes, et moins nombreuses. L'État a détourné des ressources précédemment allouées à l'agriculture, à l'industrie et à deux problèmes sous-jacents: la formation et l'éducation. Les subventions ne vont plus aux usines, mais aux financiers; elles ne vont plus aux écoles, mais aux spéculateurs.»
Au fur et à mesure que les réformes orchestrées par le FMI prenaient forme, l'Égypte promulgua des lois visant à protéger ses ouvriers des effets secondaires potentiels de la libéralisation; mais un «manque de volonté populaire ou politique empêchait souvent leur application», comme me l'a expliqué Rutherford lors d'un entretien. Au final, «des dizaines de milliers d'ouvriers ont perdu leur emploi et leur accès aux logements sociaux».
Dans le même temps, les baisses de subventions généralisées dictées par le plan de restructuration du FMI ont continué de miner le «contrat» que Nasser avait passé avec le peuple, tout en exacerbant la détresse de la classe ouvrière égyptienne.
Rutherford m'a expliqué que les «subventions au pain» sont restées en place (en 1977, le président Anwar Sadat avait failli déclencher une révolution en tentant de les supprimer; elles furent donc épargnées par le couperet de la restructuration), mais que le nombre d'articles ménagers subventionnés est passé de 18 à 4 (pain, farine de blé, sucre et huile de cuisson).
Ce geste n'a pas permis de prévenir l'effondrement de la «dimuqratiyyat al-khubz» (ou «démocratie du pain», comme l'a un jour surnommée le chercheur tunisien Larbi Sadiki) de Moubarak.
Entre 2007 et 2008, les prix mondiaux des céréales se sont envolés, et celui du pain a bondi, pour atteindre cinq fois son coût ordinaire dans les boulangeries privées. Chez les Égyptiens qui ne dépendaient pas, d'ordinaire, des subventions du pain, nombreux sont ceux qui devinrent soudain dans l'incapacité de se nourrir.
Des «émeutes du pain» ont alors éclaté dans tout le pays, jusqu'à ce que l'armée décide de prendre en charge sa confection et sa distribution. Selon la journaliste Annia Ciezadlo, le pain est devenu un «symbole de provocation» au lendemain des émeutes. Il représentait les promesses non tenues du régime, ainsi que le gouffre existant entre les attentes du peuple et la dure réalité.
Les chiffres de la Banque mondiale dressent le tableau de cette réalité; un tableau des plus sombres. Entre 2000 et 2008 (les statistiques des autres années ne sont pas disponibles), le taux de pauvreté des populations rurales et urbaines a augmenté —il a même bondi en zone rurale (de 22,1% à 30%). Le taux de chômage officiel (souvent suspecté d'être artificiellement amoindri) est lui passé de 8,9% à 9,2% —on a toutefois enregistré un pic de 11,4% en 2005. En adoptant une vision à long terme, on constate que le chômage a progressé de 1,2% entre 1990 et 2008 —un chiffre révélateur.
La part des revenus des 10% d'Égyptiens bénéficiant des meilleurs salaires a augmenté sur cette même période, et les personnes appartenant au 1% supérieur s'en sont mis plein les poches. Ossama Hassanein, directeur général de Newbury Ventures et professeur à l'école de commerce de l'Université américaine du Caire, m'a expliqué qu'environ 200 familles sont parvenues à s'enfuir avec 90% des richesses du pays.
Les riches s'enrichissaient, les pauvres s'appauvrissaient, et pendant ce temps, un phénomène nouveau émergeait du chaos: les ouvriers se sont syndiqués. Ils ont organisé des grèves, de timides manifestations, et quelque temps plus tard, l'Égypte voyait naître un mouvement ouvrier indépendant —mouvement qui prenait forme en dehors des fédérations, des organisations et des syndicats ouvriers, organismes strictement encadrés par le pouvoir et qui servaient également d'instruments de contrôle au gouvernement.
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Ty McCormick
Traduit par Jean-Clément Nau