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Prix Nobel de littérature: c'est une erreur de ne pas avoir désigné Ngugi Wa Thiongo
Le romancier kényan méritait ce prix parce que son œuvre permet aux Africains de se réconcilier avec eux-mêmes.
C’était la deuxième fois, depuis qu’il avait été coiffé au poteau, en 2010, par le Péruvien Mario Vargas Llosa, que le romancier kényan faisait partie des favoris pour recevoir le prix Nobel de littérature. Cette année, les paris étaient de plus en plus insistants, l’on a même évoqué, il y a quelques jours, des fuites qui ont aussitôt persuadé les uns et les autres que Ngugi Wa Thiongo succéderait au Chinois Mo Yan. Hélas, l’Afrique ne sera pas à l’honneur, cette année non plus. L'Académie royale de Suède a choisi la Canadienne d’expression anglaise Alice Munro pour recevoir le saint graal.
Pourtant, tout plaidait en faveur du continent. D’abord parce que, comme nous l’avons déjà évoqué, aucun Africain n’a été récompensé depuis John Maxwell Coetzee, en 2003, et que seulement quatre Africains l’ont été depuis... 1901.
En 1986, le Nigérian Wole Soyinka crée la surprise et devient le premier noir africain à rentrer dans le saint des saints. On attendait une autre agréable surprise, c’est une nouvelle désillusion et une jolie déception que l’on devra gérer en attendant l’année prochaine, peut-être.
Kikuyu Style
Ngugi Wa Thiongo n’a pas remporté le Nobel, pourtant il le mérite, il le mérite depuis longtemps. Sa désignation aurait consacré un romancier inventif et prolifique, un intellectuel brillant et exigeant et un homme politique déterminé, courageux et visionnaire. De surcroît, un hommage aurait ainsi été rendu à un ardent défenseur des cultures et des identités africaines.
Le talent de cet écrivain et dramaturge de 75 ans est incontestable et sa récompense n’aurait pas été usurpée. Sa force et son originalité sont d’avoir renoncé, au milieu des années soixante-dix, à écrire en anglais (la langue de la colonisation) afin de pouvoir décrire et inventer le monde dans sa langue maternelle, le kikuyu.
Ngugi Wa Thiongo souhaitait s’exprimer dans une langue que sa mère et les gens ordinaires pussent comprendre, disait-il en substance. Il l’a fait avec Pétales de sang, un roman qui décrit les désillusions des indépendances africaines et le drame des laissés pour compte de la résistance coloniale. Il a changé son James Ngugi de baptême, en Ngugi Wa Thiongo, qu’il trouvait plus authentique, plus africain...
Tout cela est devenu sa marque de fabrique, la base de son écriture et le fondement de son engagement politique. Ce romancier marxisant deviendra d’ailleurs l’une des bêtes noires de l’ancien président kényan Daniel Arap Moi, dont il a toujours dénoncé, roman après roman, la politique néocoloniale.
African Pride
Ngugi Wa Thiongo méritait ce prix parce que, comme le rappelle à juste titre Zoe Norridge, spécialiste de littérature africaine à l’université d’York, dans les colonnes du Guardian, il est l’un des rares écrivains africains à vivre en fonction de ce qu’il écrit. En effet, «décider d’écrire en kikuyu, et donc limiter son audience aux seuls kikuyuphones peut ressembler à un suicide commercial», ajoute-t-elle. Le succès mondial de l’auteur qui sera finalement traduit en plusieurs autres langues, a prouvé qu’il n'y a pas qu’une seule solution possible.
Le prix Nobel de littérature 2013 devait revenir à l’Afrique. Pas seulement parce que cela fait dix ans que le continent n’a pas été honoré. Ngugi Wa Thiongo devait succéder à Mo Yan pour une raison que l’on ignore partout à travers le monde: si l’Afrique est aujourd’hui en train de se réconcilier avec elle-même, avec ses identités et son patrimoine culturel, avec tout ce qui fait que l’Afrique est l’Afrique, ce n’est pas grâce à ceux que l’on appelle les «chantres de la négritude», non. C’est grâce à Ngugi Wa Thiongo. L’on dira ce que l’on voudra, mais ça vaut bien un Nobel.
Raoul Mbog