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Egypte:
6 Octobre: à cette date l’Egypte commémore sa victoire sur Israël en 1973, lors de la guerre du Kippour. Dimanche, l’annuelle glorification de l’armée a pris des connotations plus stridentes. Une partie des Égyptiens, du côté des autorités, chantait les louanges de l’armée et du Ministre de la Défense, le général Sissi, l’homme fort qui a renversé début juillet, suite à de larges manifestations, le président élu issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi. Une autre manifestait dans les rues égyptiennes, contre le coup d’Etat militaire qui a déposé le président issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi, tout en prétendant également célébrer le 6 octobre et l’armée égyptienne – mais avec les figures de l’armée d’autrefois, pas avec celles d’aujourd’hui, qu’ils accusent de meurtre et de haute trahison. Le bilan de la journée est de plus de cinquante morts, près de trois cent blessés et plus de quatre cent arrestations.
Le but officiel des manifestations « anti-coup » ou pro-Frères musulmans était d’aller célébrer le 6 octobre au milieu de tous les autres Egyptiens, pour montrer d’une part qu’ils font partie intégrante du peuple, et d’autre part de continuer leurs manifestations quasi quotidiennes, contre le coup d’Etat.
« Nous sommes très fiers de l’armée égyptienne et de la victoire du 6 octobre. Notre but n’est absolument pas de monter une partie du pays contre une autre, entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre l’armée. Nous voulons mettre fin au coup d’Etat. Après tout la rue a bien fait démissionner Moubarak, pourquoi pas Sissi », dit Sara Omar, 30 ans, ingénieur, l’une des porte-parole du mouvement « anti-coup » qui appelle régulièrement aux manifestations.
Des Égyptiens étrangers dans leur propre pays
Les autorités égyptiennes avaient lancé samedi, la veille de la célébration, une mise en garde aux Frères musulmans, soulignant que tout participant à une manifestation contre l’armée serait considéré comme un agent de l’étranger.
Les manifestants d’hier faisaient en conséquence attention de parler en bien de l’armée de 1973 et en mal d’Israël, afin de montrer qu’ils sont aussi patriotiques que le reste des Égyptiens. La machine médiatique les accuse d’internationalisme et de manque de patriotisme à cause du souhait doctrinal des Frères musulmans d’instaurer un califat islamique (sans frontières).
Martyrologie
Lors des derniers rassemblements, les slogans variaient peu par rapport aux mois passés : « A bas le régime militaire », « Sissi meurtrier, jugement pour Sissi et le ministre de l’Intérieur! », et bien sûr « Dieu est grand ».
Le but officiel est de faire échec à ce qu’ils dénoncent comme un coup d’Etat militaire. Les manifestants prétendent que la majorité de peuple est avec eux, « puisque les Frères musulmans ont gagné six élections ». Certains disaient espérer « que Morsi revienne aujourd’hui, que Sissi admette son erreur ».
Pourtant, il est évident que les passants hostiles à leurs marches étaient très nombreux, que l’opinion publique en général ne les aidera pas. Quant à la police, elle a suffisamment montré qu’elle n’a nulle intention de laisser le champ libre comme elle l’avait fait le 28 janvier 2011. L’armée et les tanks se contentent en général de rester au loin, de compter les points et de bloquer le passage. Les autorités et tous les médias égyptiens se montrent éloignés au possible de l’idée de s’excuser pour le renversement de Morsi ou de négocier avec les Frères. Dans de telles conditions, les véritables motivations des marches des pro-Frères ou « anti-coup » paraissent bien être d’augmenter toujours plus le nombre de martyrs dans leurs rangs afin de passer subrepticement du côté des victimes à celui des moralement irréprochables.
En battant en retraite sous les gaz lacrymogènes et les bruits de balles, deux manifestantes me lancent en courant :
« Tu vois ce qu’ils nous font à nous des Égyptiens? ils tirent sur leur propre peuple! Il faut le dire à l’étranger! »
Beaucoup parmi les révolutionnaires de 2011, qui se sont ensuite opposés au Conseil militaire, et ensuite aux Frères musulmans, ont reproché aux Frères leur alliance tactique avec le régime militaire fin 2011 (leur silence) afin de faire se tenir les élections au plus vite pour mieux les remporter. Aujourd’hui, les manifestants pro-Frères se présentent comme les vrais révolutionnaires, même si beaucoup dans leurs rangs admettent descendre dans la rue seulement depuis qu’il a été question de défendre la place de Mohamed Morsi.
« On s’attendait au bain de sang en allant manifester aujourd’hui. S’il le faut on descendra dans la rue tous les jours et le nombre de martyrs augmentera. On a confiance en Dieu. Si Dieu le veut nous obtiendrons justice. »
Youssef, technicien de vingt-cinq ans, dit qu’il manifestait pour le respect des résultats électoraux – contre ce qu’il appelle « le coup d’Etat »: la campagne civile et l’entrée en scène des militaires qui ont renversé Mohamed Morsi. Il est à côté du corps sans vie d’un de ses camarades de manifestation, dans une petite clinique de quartier, où ont atterri les morts et les blessés de la manifestation qui s’enfuyait dans la rue. Les blessés ont été conduits vers des hôpitaux munis de vrai matériel. Ici à Ibn Sina, dans la rue Mossadagh au Caire, il y avait, une demi-heure ou une heure après la fin des affrontements, encore huit corps, touchés à la poitrine ou à la tête. Les familles cherchaient à emporter les leurs le plus vite possible.
« Le responsable de la sécurité de l’hôpital ne veut pas écrire sur le rapport de décès qu’ils sont morts par balles. Suicide ou maladie. Il n’en est pas question. Il faut qu’un procureur vienne pour faire autopsier les corps, ou qu’ils soient envoyés à la morgue générale de Zeinhom, mais les familles veulent les cadavres de leurs proches », explique Youssef.
Quelque temps plus tard, un homme arrive et se présente comme étant un procureur. Mais personne ne le suit pour autopsier les corps et l’homme se contente de prendre les noms. Il admet qu’il est seulement envoyé pour prendre des renseignements, « ficher ».
Batailles de rue
Les marches « anti-coup » au Caire, cherchaient à rejoindre la place Tahrir, le symbole de la révolution, qui appartient depuis plusieurs mois au camp pro-armée et pro-gouvernement. Elles en ont été empêchées par l’armée qui bloquait les accès. Et surtout par la police anti-émeutes aidée des « honorables citoyens », comme les appellent les médias et les autorités, et qui sont des civils des quartiers concernés ou des aides habituels non-officiels de la police, habillées en civil mais armés, d’armes à feu, de cocktails Molotov ou simplement de pierres et de bâtons.
Dans le quartier de Dokki par exemple, sur la rue Tahrir qui mène, en quelques centaines de mètres, à la place Tahrir, les premières grappes de manifestants n’ont guère perturbé les commerçants. Cela fait deux ans et demi qu’on manifeste épisodiquement dans cette rue, ils en ont vu d’autres. On s’invective de part et d’autres, on argumente, entre anti-Frères musulmans et anti-Sissi. Les manifestants sont nombreux, des centaines, surtout des hommes, peut-être un millier, ils s’approchent de plus en plus de la place Tahrir vers trois heures. Mais évidemment on ne les laissera pas passer. Soudainement tous refluent, et paniqués les commerçants ferment aussi leurs devantures. La police a parfois fait preuve, dans la rue Tahrir du moins, d’une certaine retenue, elle n’a pas tiré directement à balles réelles sur les manifestants mais a d’abord utilisé les gaz lacrymogène, les balles en caoutchouc, les tirs de sommation en l’air. A un moment, elle a même protégé un homme barbu (manifestant ou non, on ne sait pas) du lynchage par les « honorables citoyens ».
En revanche, elle a arrêté un peu en vrac des dizaines et dizaines de personnes. Derrière les rideaux de fer mi-clos des commerces de la rue, les clients et patrons, qui n’ont rien à voir avec les manifestants, se soufflent de ne pas se faire remarquer, histoire de ne pas se faire arrêter. Mais un policier, sans masque à gaz (il était habillé du gilet pare-balles de la police mais peut-être n’était-il qu’un ‘citoyen’) mais avec une fleur à la boutonnière, vient taper au rideau de fer d’un café pour réclamer du Pepsi pour s’en asperger la figure (le Pepsi est réputé dissiper les effets des gaz lacrymogènes), manifestement assuré que tous les habitants sont du côté de la police.
Dans la rue principale et les rues avoisinantes, où les manifestants se sont réfugiés, les batailles de pierres (les trottoirs démolis en témoignent) avec les « citoyens » continuent. La police tire et fait des morts. Après la bataille, les deux côtés ont des interprétations différentes. Pour les manifestants, ce sont des hommes en civil qui ont commencé à les attaquer, en jetant des pierres, postés sur un pont. Pour certains habitants du quartier, les manifestants faisaient le signe de trancher la gorge des pro-Sissi. Pour d’autres hommes à l’allure encore brusque, à peine sortis des affrontements récents, les Frères musulmans voulaient tout casser et ont détruit la station-service (qui n’a pas l’air en si mauvais état). Un autre habitant du quartier, plus loin, raconte la chronologie différemment: ce sont effectivement selon lui les manifestants qui ont été attaqués. Mais d’ »honorables citoyens », remarquant de loin qu’ils parlent à des journalistes, décident d’interrompre le témoignage.
Guerre des propagandes
D’après le ministère de l’Intérieur, les manifestations « cherchent à diviser le peuple ». On entend en contrepoint une allusion à la Syrie, les islamistes égyptiens rêveraient d’une guerre civile. Les autorités égyptiennes n’admettent pas que la plupart des manifestants étaient pacifiques, et que la police ne mène pas exactement contre eux une lutte antiterrorisme mais plutôt politique.
De leur côté les anti-coup ne sont guère plus lucides et prétendent être en train de faire une « révolution ». La « Coalition Anti-Coup », que ses adversaires voient comme équivalente aux partisans de Morsi et des Frères musulmans, mais qui se présente comme l’ombrelle rassemblant tous ceux qui se présentent comme opposants au régime militaire, veut voir les autorités égyptiennes dont bien sûr Sissi jugés pour leurs « crimes ».
« Nous demandons à toutes les organisations de défense des droits de l’homme de condamner les crimes commis aujourd’hui », a déclaré le Parti de la liberté et de la justice (PLJ), branche politique des Frères musulmans.
Le jour d’après
Aujourd’hui lundi 7 septembre, trois attaques meurtrières ont eu lieu, qui viennent confirmer l’interprétation des autorités : manifestations et terrorisme sont liés puisque lorsque les manifestations sont réprimées dans le sang, des attaques se produisent. Les forces des sécurité égyptiennes ont fait état de trois attaques : deux dans le Sinaï, ce qui reste dans la normale. Deux personnes auraient été tués dans l’attaque d’un commissariat de police à Tor, le chef-lieu du Sud-Sinaï. La nouveauté est que les attaques arrivent au Sud-Sinaï, près des villes balnéaires touristiques de Charm el Cheikh par exemple. Cinq soldats seraient morts dans l’ attaque d’un check-point par des hommes inconnus et masqués. Dans les deux cas, rien ne dit que le motif ne soit pas purement criminel, et non politique.
Enfin, mais aucune source indépendante n’a pour le moment confirmé la nature du problème, une station de télécommunication (qui diffuse les chaînes nationales égyptiennes) a subi une explosion, et ce au Caire même (Maadi). Les autorités affirment que la station a été attaquée au lance-roquettes.
Sophie Anmuth ( du Caire)