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La gloire de mes instituteurs
Par Boubaker Ben Fraj
Ce texte, je le dédie en cette veille de rentrée, à tous les enseignants et enseignantes de mon pays
Le titre de ce texte m'a été inspiré par celui du célèbre roman autobiographique de Marcel Pagnol : « La gloire de mon Père ».
Dans un passage remarquable de ce livre, Pagnol rend d'abord à son père, instituteur de son état au tout début du siècle dernier, et à tous les gens de sa profession, cet émouvant hommage : « Après quelques années....( passées) dans la neige des hameaux perdus, le jeune instituteur glissait à mi-pente jusqu'au village, où il épousa au passage l'institutrice ou la postière. Puis, il traversait plusieurs de ces bourgades dont les rues sont encore en pente, et chacune de ces haltes était marquée par la naissance d'un enfant. Au troisième ou au quatrième, il arrivait dans les sous-préfectures de la plaine, après quoi il faisait enfin son entrée au chef-lieu dans une peau trop grande sous la couronne de ses cheveux blancs. Il enseignait alors dans une école de huit à dix classes...
On fêtait un jour, solennellement ses palmes académiques : trois ans plus tard « il prenait sa retraite », c’est-à-dire que le règlement la lui imposait. Alors, souriant de plaisir, il disait : « Je vais enfin pouvoir planter mes choux ! »
Sur quoi il se couchait et mourait. ».
Il est vrai que ces instits, auxquels Pagnol rend ce tendre hommage, ont vécu sous d'autres cieux, et dans des cadres historique et culturel particuliers à la France, à l'aube du XXème siècle.
Pourtant, et malgré cette distance, ce passage éveille en moi, toutes les fois qu'il m'arrive de le relire, le souvenir de plus en plus lointain, mais toujours ineffaçable, de mes propres instituteurs : ceux qui avaient pris en main mon instruction, et celle de toute ma génération, au cours des années qui ont suivi de peu, l'accession de notre pays à son indépendance.
Derrière ce réveil épisodique de mémoire, Il y a dans une part de nostalgie personnelle sans aucun doute, mais, c'est loin d'être l'unique, ou même le principal motif qui préserve au fond de moi-même le souvenir de ces formidables instituteurs. Ces motifs, c'est avant tout, le profond respect, voire, l'admiration que je n'ai jamais cessé de leur vouer ; les raisons tiennent aussi aux traces indélébiles que ces maîtres d'école ont laissé en moi, et dans la personnalité de toute une génération de tunisiens, qui ont eu la chance enfants, de vivre les premières années de l'école publique tunisienne, encore toute fraîche, au moment où le pays venait de s'émanciper de la mainmise coloniale.
Une école qui se voulait alors, gratuite, ouverte à tous : aux riches comme aux pauvres, aux garçons comme aux filles, aux citadins comme aux ruraux ; sans distinction aucune et sur le même pied d'égalité.
Une école qui devait être le porte flambeau du combat engagé contre l'ignorance et le sous développement.
Une école promotrice des idéaux et valeurs de la république qui venait juste de naître.
Une école qui se considérait en son temps et à juste titre, le principal ascenseur pour la promotion des enfants et des jeunes tunisiens, toutes conditions confondues, par le biais de l'éducation et le savoir.
Au cours de ces années, mes instituteurs ; eux qui avaient pris, avec courage, enthousiasme et fierté, la relève des anciens maîtres d'école français, n'étaient pas regardés par la société comme de simples enseignants de métier ; ils étaient bien plus ; presque vénérés , autant pour le savoir qu'ils portaient par rapport aux autres, que pour la noble mission qu'ils avaient d'essaimer ce savoir partout où il pouvait l'être.
Pour ces raisons, ils étaient auréolés d'un statut et d'un rang social et culturel, dont nos anciens maîtres d'école étaient fiers, sans qu'ils fussent pour autant hautains ou orgueilleux.
En vrais patriotes engagés, mes instits, ne reculaient pas face aux distances et n'hésitaient pas à tourner le dos au confort des villes, pour arpenter le pays profond, et affronter tels des transhumants, les conditions de vie les plus dures, dans les zones les plus reculées, les plus défavorisées et les moins hospitalières.
Ils transhumaient au rythme des saisons scolaires, pour prendre en charge à chaque installation nouvelle, de nouveaux écoliers dans un nouveau bled: garçons et filles, qui devaient parcourir matin et soir des distances , souvent pieds-nus, grillés l'été, ou trempés l'hiver ; Ils fréquentaient la nouvelle école, celle de la République...et de espérance, non seulement pour apprendre à lire, écrire et compter et s'élever ainsi au statut de citoyen éduqué, mais aussi pour avoir accès à la cantine gratuite , ou pour être soignés de la gale, du trachome et de la teigne, ou vaccinés contre la variole, la tuberculose et la poliomyélite, qui faisaient des ravages, dans la misère en ce moment quasi- généralisée alors, des hameaux, des tentes et des gourbis.
Les instituteurs dont je parle, je ne les vois presque plus depuis bien longtemps, et je ne sais pas aujourd'hui s'ils sont encore vivants ou décédés. Mais en regardant de temps à autre mes anciennes photos de classe défranchies, je vois de part et d'autre de nos rangées d'élèves assis pour la pose, deux instituteurs debout, dont je n'oublie ni le nom, ni la voix, ni le visage, dans une allure où la sobriété ne le cède qu'à l'élégance et la dignité à la tendresse.
Cet hommage aux instituts d'un certain passé, je l'adresse à travers eux, aux milliers d'enseignants et d'enseignantes, qui s'apprêtent aujourd'hui, à entamer avec les enfants de mon pays, une nouvelle année scolaire, avec la conscience du devoir que leur impose la noblesse et l'importance de leur mission.