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Books, by shutterhacks via Flickr CC
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Où sont passés les philosophes africains?

Rencontre avec le philosophe Souleymane Bachir Diagne qui, entre Dakar, Paris et New York, éclaire de son parcours les enjeux de sa discipline sur le continent.

Présence africaine, tel est le titre de la leçon inaugurale que le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne a donnée en cette rentrée aux étudiants parisiens de l’Institut de sciences politiques (Sciences-Po). Le professeur, qui enseigne à la prestigieuse Columbia University de New York, fut lui aussi étudiant à Paris dans les années 70.

Comment devient-on philosophe sur le continent africain?

A l’occasion de la parution du numéro de la revue Critique intitulé «Philosopher en Afrique», Souleymane Bachir Diagne revisite son parcours. Celui d’un élève brillant en sciences autant qu’en lettres, né à Dakar cinq ans avant les indépendances et que la philosophie viendra presque surprendre alors qu’il se destinait plutôt à une carrière d’ingénieur.

Philosophie des mathématiques

Le bachelier arrive en France avec deux lettres d’acceptation dans ses bagages: l’une de l’Institut des sciences appliquées de Lyon; l’autre du lycée Louis le Grand, l’accueillant en hypokhâgne. Souleymane Bachir Diagne hésite… et le hasard s’invite. Il faut dire que les Humanités l’attirent, à l’époque pour des raisons essentiellement politiques:

«J’étais à gauche et je ne lisais que du Sartre. En gros… je voulais être un Sartre!»

Dans ces années 70, à Dakar, les étudiants n’ont guère de référence en matière de philosophie africaine. D’ailleurs, tous ceux qui sont de gauche refusent jusqu’à cette notion spécifique, au nom d’un universalisme marxiste de rigueur. On ne s’étonnera pas de retrouver le jeune sénégalais à l’École normale supérieure, disciple autant qu’élève de Louis Althusser, qui disait que la philosophie était «la continuation de la lutte des classes dans la théorie». 

Mais l’agrégé de philosophie n’en a pas fini avec les mathématiques. Il reprend des études en la matière et consacre sa thèse à l’algèbre de la logique autour de l’œuvre du philosophe et mathématicien Georges Boole. (Ses deux premiers livres en sont d’ailleurs issus, dont Boole, l’oiseau de nuit en plein jour, Belin, 1989).

En 1982, il prend le chemin du retour au pays natal, non sans en avoir mûrement pesé l’enjeu. A Dakar, un désert l’attend dans le domaine qui est le sien. Qu’à cela ne tienne, Souleymane Bachir Diagne va créer son département à l’université Cheikh Anta Diop.

«Je voulais profiter de mon expérience pour que l’enseignement de logique mathématique, qui est exigeant, soit enseigné à Dakar.»

Dès 1986, il forme ses étudiants —qui jusqu’à ce jour le poursuivent. L’un d’entre eux, Yaovi Akapo, signe d’ailleurs l’un des articles de la revue Critique. Abdoulaye Elimane Kane, auteur d’une thèse sur les systèmes de numération, leur consacre le sien.

«Ce texte peut symboliser la relation que le philosophe entretient à la réalité africaine. La philosophie consiste à se donner des objets que l’on trouve autour de nous et à produire à partir d’eux une réflexion. Dans son article, mon collègue montre que l’humain est au centre des systèmes de numération dans les langues africaines». 

Réconcilier l'Afrique

Souleymane Bachir Diagne a enseigné vingt ans durant à l’université Cheikh Anta Diop. Quand il y est arrivé jeune professeur au début des années 80, le débat était encore vif sur l’imposture que représenterait une dite «philosophie africaine», dénoncée notamment par le philosophe béninois Paulin Hountondji.

«Je partageais alors ce point de vue mais avec le recul, j’en suis revenu», dit-il. «La philosophie africaine, celle de la force vitale, est la meilleure théorie pour penser l’esthétique africaine. Le travail de Senghor le montre bien.»

Là encore, le temps a fait son office. Confronté à ces problématiques, le philosophe a été amené a revisiter des textes, et notamment ceux de Senghor, dont il a cherché à révéler le vrai projet, l’intention profonde (Léopold Sédar Senghor, l’art africain comme philosophie, Rive neuve, 2007).

«Je me suis intéressé à lui au bon moment, il était parti du pouvoir, on pouvait accéder à sa pensée en s’étant dégagé de l’idéologie. En 1996, l’université a fêté son 90e anniversaire, et ce moment a marqué la réconciliation de l’intelligentsia avec la pensée senghorienne, la plupart des participants ont dit comment ils s’y étaient d’abord opposés et ce qu’ils y avaient trouvé depuis.»

Dans l’enseignement de la philosophie à Dakar, un autre tournant est pris dans ces années 80 à l’université Cheik Antha Diop, à la suite de la révolution iranienne.

«Dans notre pays majoritairement musulman, nous ne pouvions pas laisser passer sans réaction la première apparition d’un Islam politique. Avec mes collègues du département de philosophie, nous nous devions de rappeler ce qu’était la philosophie en Islam, une pensée libre et éclairée.»

Souleymane Bachir Diagne inaugure cet enseignement, non comme spécialiste universitaire, mais par spécificité familiale, puisqu’il a reçu de son père une éducation à un islam lettré. De ce nouvel engagement viendront de nouveaux écrits, Islam et société ouverte, la fidélité et le mouvement dans la pensée de Muhammad Iqbal (Maisonneuve et Larose, 2001). L’œuvre se constituant chemin faisant…

Si l’on observe la palette philosophique, on remarquera en prenant connaissance de ce numéro de Critique que certains domaines sont plus riches que d’autres en Afrique.

«Leur étude se "colore", explique le philosophe, en fonction des réalités spécifiques au continent.»

Ainsi de la question de la démocratie avec ce que nous en dit la palabre démocratique, ou encore de la place de la philosophie politique dans les socialismes africains. Il faut y lire le récit de Paulin Hountondji sur le colloque auquel participa Jacques Derrida, en présence du président du Bénin de l’époque, Mathieu Kérékou, pour mesurer ce que furent les rapports entre philosophie et politique sur le continent.

Dans sa propre contribution, Souleymane Bachir Diagne pose une question majeure autour de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, en la comparant à la célèbre charte du Mandé: 

«C’est la question de l’individu et du collectif qui sont ici posées, et toute cette discussion philosophique sous-jacente n’a pas été abordée dans la rédaction de la Charte africaine. Voilà un enjeu très pratique de philosophie africaine: est-elle plutôt communautariste ou plutôt individualiste?»

Philosopher en V.O.

La question de la langue, présente dans d’autres secteurs que celui de la philosophie, s’y pose avec la même acuité. Quand il parle de langues africaines, Souleymane Bachir Diagne ajoute l’adjectif «endogènes», considérant que le français, l’espagnol, l’anglais et le portugais sont devenues des langues africaines. Comment faire en sorte que ces langues africaines deviennent celles de l’enseignement et de la recherche en philosophie?

«Nous devons produire nous-mêmes des textes en langues africaines, répond le philosophe, et un de mes anciens élèves américain travaille en ce sens à une anthologie de textes de philosophes africains auxquels il a demandé d’écrire des articles dans leur propre langue. Des locuteurs de cette langue sont ensuite chargés de les traduire en anglais.»

Au chapitre des langues, une autre question se pose: celle de la traduction même du problème philosophique posé.

«Parfois, il change de nature, subit des variations dans des langues qui ne sont pas des langues indo-européennes… Si l’on prend le problème de l’être, est-il équivalent sur le plan universel dans une langue où le mot «être» ne peut pas être un substantif?»

L’immense tâche de la traduction (sur laquelle a travaillé la philosophe Barbara Cassin dans son Dictionnaire des Intraduisibles) est au cœur de la question. Et celle de la transcription avec elle. Souleymane Bachir Diagne travaille d’ailleurs à un livre sur ce thème.

«On peut considérer que les langues africaines sont transcrites pour la plupart, avec l’adoption de l’alphabet latin, il reste maintenant à produire massivement dans ces langues. Par exemple, traduire L’Éthique de Spinoza en sérère!

Car si les langues sont devenues philosophiques, c’est par la traduction: ce fut le cas pour le latin et l’arabe traduisant la philosophie grecque. C’est ce qui attend les langues africaines, quoique traduction et commentaires aient déjà été faits à partir de l’arabe, les manuscrits de Tombouctou en témoignent: la philosophie grecque est entrée par l’islamisation»

La philosophie africaine demeure une exception aux yeux du philosophe par le fait même que son corpus est, et reste majoritairement, oral. Une question comme celle que pose Paulin Hountondji sur la capacité d’une tradition orale de se faire critique d’elle-même alors que la mémoire est attachée à rapporter les choses telles quelles, donne corps à cette «exception africaine».

La transcription de La Charte du Mandé (transcrite par Youssouf Tata Cissé) et du Serment des Chasseurs continue de soulever des polémiques, sur lesquelles le philosophe s’est exprimé dans Philosophie magazine avant de le faire plus en détail ici.

Où sont les philosophes africains aujourd’hui?

Souleymane Bachir Diagne, lui, a quitté Dakar pour s’installer complètement aux États-Unis en 2002. Mais il garde des liens étroits avec l’université sénégalaise à travers des séminaires, des directions de thèse pour «continuer à apporter ma pierre à la formation», dit-il. Il appartient surtout, comme la plupart des philosophes africains, au Codesria, le Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique, qui s’ouvre depuis quelques années aux Humanités.

«Je dis toujours quand on parle de l’exode des cerveaux qu’il est possible que les universités en perdent, mais que le Codesria lui n’a jamais perdu de cerveaux africains!»

C’est à la demande de ce réseau actif qu’il écrit actuellement un Précis de philosophie africaine, où il revisite de manière personnelle les grandes questions.

Reste que la plupart des philosophes africains sont aujourd’hui domiciliés aux États-Unis, comme le montre The Oxford Encyclopedia of African Thought. La philosophie africaine est de ce fait enseignée sur ces campus. Mais les professeurs passent parfois plus de temps sur le continent africain, tel Mahmood Mamdani, un collègue de Diagne qui enseigne aussi en Ouganda. Souleymane Bachir, lui, opère un retour en France, heureux de «rapatrier par le biais de ce numéro spécial de Critique, les questions de philosophie africaines telles qu’elles se posent à l’heure actuelle». 

Le philosophe est d’ailleurs de plus en plus présent à Paris. Intervenant régulier à l’université populaire du Quai Branly depuis plusieurs années, il a reçu fin 2010 le prix Édouard Glissant, comme une évidence, tant les rapprochements qu’il établit entre les pensées de Bergson, Senghor et Mohamed Iqbal sont dans la lignée du philosophe du Tout-Monde. Cet ouvrage, Bergson postcolonial, (CNRS éditions) est né de sa série de conférences au Collège de France. Il sera visiting professor à la Sorbonne en décembre et janvier, et viendra entretemps en novembre chercher le prix Dagnan-Bouveret que lui décerne l’Académie des Sciences Morales et politiques.

«Je vis plus pleinement mon triangle identitaire, parce je me sens aussi profondément parisien que sénégalais et maintenant américain.»

A Columbia, Souleymane Bachir Diagne s’apprête à donner un cours sur l’existentialisme.

«Et oui, je reviens à Sartre!»

Valérie Marin La Meslée

 

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Valérie Marin La Meslée

Valérie Marin La Meslée. Journaliste française, spécialiste de culture, notamment de littérature.  Collabore au Point. Elle est notamment l'auteur de Novembre à Bamako (Bec en l'air, Cauris éditions, 2010).

 

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