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Un homme lit. REUTERS/Mohamed Nureldin Abdallah
Un homme lit. REUTERS/Mohamed Nureldin Abdallah

L’Afrique n’est pas le berceau du hip

Contrairement à la légende, le mot hip ne vient pas du wolof, la langue la plus parlée au Sénégal. Histoire d'un mystère linguistique.

Le sympathique ouvrage de John Leland Hip: The History s’ouvre sur une séduisante anecdote linguistique. Le mot hip, raconte-t-il, vient du wolof, une langue d’Afrique de l’Ouest, et fut «cultivé par les esclaves» originaires de la région. Leland poursuit en utilisant l’étymologie du mot pour donner un cadre à une partie de son argument: hip —le mot et le concept— «fut l’un des outils que les Africains mirent en œuvre pour négocier un paysage étranger, et l’un des héritages qu’ils lui laissèrent.» Fascinant, pas vrai?

Il y a juste un petit problème: cette étymologie n’est pas la bonne.

Hip sans racines

C’est frustrant mais l’origine de hip (et de son partenaire hep; les deux mots étant apparentés) est inconnue. Le terme apparut au début du XXe siècle et se répandit assez vite. À cette époque, il voulait dire «averti, au courant» et il n’était pas très utilisé par la population afro-américaine. Il fallut attendre la fin des années 1930 et le début des années 1940, à l’époque du swing, pour qu’apparaissent les sens modernes: «sophistiqué, branché, totalement à la page» (et ces sens-là furent adoptés par les Afro-Américains).

L’étymologie de hip a fait l’objet de nombreuses spéculations; les historiens de l’argot ont recueilli plus d’une douzaine de possibilités, dont aucune n’est particulièrement plausible. Leland qualifie très justement de «discutable» une source datant de l’époque de la Grande Dépression suggérant que le terme viendrait de l’expression to have one's hip boots on, qui signifiait «être préparé».

Voici d’autres origines peu probables: l’expression to be on the hip, qui faisait référence à la position couramment adoptée pour fumer de l’opium; hep, two, three, four, une chanson scandant la marche, et le nom d’un Joe Hep imaginaire, décrit tour à tour comme un infâme tenancier de saloon ou un talentueux détective.

L’idée que hip vient du Wolof, langue très parlée au Sénégal et en Gambie, qui s’impose dans le livre de Leland, dans le résumé du quatrième de couverture et dans quasiment toutes les critiques que j’ai pu lire, a été tentée pour la première fois à la fin des années 1960 par David Dalby, spécialiste des langues d’Afrique de l’Ouest. Son origine présumée serait le mot hipi qui signifie «ouvrir les yeux»; Dalby avançait aussi que les mots d’argot américain jive [baratin] et dig [piger] venaient d’Afrique de l’Ouest.

Petit à petit, la proposition de Dalby a été intégrée comme une vérité par beaucoup, notamment par ceux désireux de trouver une origine africaine aux mots anglais. Même les incohérences étymologiques les plus flagrantes —comme le fait par exemple que le wolof n’utilise généralement pas la lettre «h»— ont été ignorées (le mot en question s’écrit xippi en réalité).

La source de Leland est Juba to Jive, un dictionnaire d’argot noir de 1994 rédigé par Clarence Major, qui affirme que hip date des années 1700 en anglais américain. Major est un poète et critique respecté, mais lexicographes et linguistes s’accordent à trouver son dictionnaire médiocre, ses étymologies sans fondement, ses dates au mieux spéculatives —et personne n’a jamais pu découvrir un exemple historique pour étayer ses revendications autour du mot hip. Leland ne mentionne pas de source plus digne de foi, comme l’Oxford English Dictionary par exemple, dans lequel l’occurrence la plus ancienne de hip remonte à 1904 (je dois signaler que je dirige la publication de l’OED).

Des origines étymologiques bancales

Dans le domaine de l’origine des mots, de nombreuses anecdotes pittoresques n’ont jamais été examinées de près (je suis navré d’annoncer que les eskimos ne disposent pas d’un nombre particulièrement élevé de mots pour qualifier la neige). Et parce que l’étymologie wolof s’accorde joliment avec les récits culturels existants sur le côté cool des Afro-Américains, ceux qui se sont penchés sur l’origine de hip (pour le compte du New York Times et du Washington Post, entre autres) gobent béatement l’histoire de Leland sans prendre la peine de la vérifier.

Dans le Los Angeles Times, Herbert Gold (un homme vraiment hip qui a écrit une étude appelée Bohemia) note même avec bonheur que l’étymologie de Leland «corrige la tradition populaire» de la dérivation du thème de l’opium. Quand l’origine putative d’un mot vient confirmer des préjugés —ou est simplement trop bonne ou trop jouissive à citer pour être ignorée— elle est répétée et, comme d’autres légendes urbaines, devient difficile à rectifier.

Quand j’ai envoyé un mail à Leland pour l’interroger sur ses sources, il m’a répondu avoir consulté toute une variété de livres qui tous venaient confirmer l’étymologie wolof. Certains des ouvrages qu’il a cités ont été écrits par des universitaires réputés, mais même eux ne font que répéter comme des perroquets l’affirmation d’origine de Dalby, faute d’orthographe comprise. L’erreur de Leland illustre la façon dont les gens, même bourrés de bonnes intentions et de penchants universitaires, peuvent s’avérer curieusement laxistes sur des sujets linguistiques. Leland m’a également écrit:

«De toutes les étymologies proposées que j’ai pu voir, celle des origines enracinées dans l’esclavage m’a paru la plus solide, la plus ancienne et la plus édifiante.»

Mais l’origine lui semble solide juste parce qu’elle sonne bien, et elle n’est ancienne que parce qu’on le dit et pas parce que des preuves viennent le confirmer.

D’ailleurs, hip n’est pas le seul mot du livre auquel Leland attribue une origine erronée. Il affirme aussi que de nombreux autres mots sont d’origine africaine, parmi lesquels dig, banjo, honky [sale blanc], jive, juke [troquet] et jazz. En réalité, seuls juke et banjo dérivent peut-être de langues africaines. L’étymologie africaine de jazz a été fabriquée de toutes pièces par un agent de publicité new-yorkais en 1917. Et honky, également censé venir du wolof, dérive en réalité de la prononciation afro-américaine de Hunky, terme péjoratif qualifiant un ouvrier hongrois; la première occurrence signalée comme terme insultant envers un blanc ne date que des années 1950, ce qui est bien trop tardif pour rendre plausible l’influence africaine.

Ce manque de rigueur linguistique ne rend service à personne. La contribution afro-américaine à la culture américaine —et tout particulièrement la contribution linguistique afro-américaine à la culture populaire américaine— est bien assez robuste pour ne pas avoir recours à d’hypothétiques emprunts à l’Afrique de l’Ouest.

Ceci dit, ses problèmes linguistiques mis à part, Leland a écrit un très bon ouvrage. C’est un auteur attachant et un excellent critique. Et tout son propos ne s’effondre pas simplement parce qu’il n’a pas réussi à rectifier ses sources étymologiques. Mais en lisant son livre, j’aurais vraiment aimé qu’il y parvienne.

Jesse Sheidlower

Traduit par Bérengère Viennot

Slate.com

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