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Keep the middle east clean, by khalid Albaih via Flickr CC
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Manuel de survie à l’usage des dictateurs

Sept leçons à tirer des erreurs de Kadhafi, à l’usage des dictateurs qui tiennent à le rester.

Quelque part à Tripoli, ou à Syrte, la ville dont sa tribu est originaire, ou peut-être dans un sous-marin secret en route pour Caracas, Mouammar Kadhafi, entouré d’un cercle toujours plus restreint de fidèles, se demande comment tout a bien pu aller de travers.

Il a pourtant eu recours à toutes les bonnes vieilles tactiques pour éviter un coup d'Etat: il a exploité les liens familiaux, ethniques et religieux, créé simultanément plusieurs groupes de forces de sécurité se contrôlant les uns les autres, et arrosé de billets ses opposants potentiels.

Il a éventré sa propre armée pour qu’elle ne puisse pas lui nuire, puis engagé des mercenaires et des gangsters pour réprimer brutalement son peuple révolté.

Il a investi les ondes radios et la rue, raillé ses opposants, mis la rébellion sur le compte de l’influence étrangère, et promis un châtiment imminent.

Pendant un moment, on a pu croire qu’il lui serait encore possible de neutraliser l’adversaire. Et pourtant, le soir du 21 août, il en était réduit à divaguer, impuissant, à la radio, tandis que l’étau formé par ses anciens sujets se refermait sur lui.

Nous savons à présent que les choses ont horriblement mal tourné pour le plus ancien dictateur d’Afrique. Mais qu’est-ce qui est allé de travers, au juste?

Pendant que Kadhafi cuit dans son jus, il peut identifier la date du 17 mars comme le jour où son emprise a commencé à se relâcher. C’est ce jour-là que le Conseil de sécurité de l’ONU a voté la résolution 1973, qui a posé les bases légales de l’intervention menée par l’Otan en Libye. Sans les 7.505 sorties et frappes que l’Otan et ses alliés ont effectuées pendant le conflit, les images de Libyens enthousiastes reprenant Tripoli, la capitale, le 22 août, n’auraient jamais été possibles.

Pour les dictateurs pas très tranquilles qui suivent les événements libyens, la première leçon devrait être par conséquent de faire tout leur possible pour éviter une intervention militaire extérieure. Naturellement, c’est plus facile à dire qu’à faire: les réactions et les réponses des puissances occidentales à la brutalité des régimes lors du printemps arabe ont été diverses et variées.

C’est ce qu’a expliqué Denis McDonough, secrétaire général du Conseil de sécurité nationale, peu de temps après le début de l’intervention en Libye:

«Nous ne prenons pas de décisions sur des questions comme une intervention en nous basant sur l’uniformité ou sur des précédents.»

Si les dictateurs ne peuvent à coup sûr éliminer l’éventualité d’une intervention militaire étrangère, ils peuvent certainement en réduire la probabilité. Dans ce but, les autocrates éprouvant un certain intérêt pour leur personne feraient bien d’intégrer sans délai les sept tactiques suivantes dans leur manuel de survie à l’usage des dictateurs.

N’annoncez pas vos projets

C’est peut-être difficile, mais dans votre intérêt mieux vaut la boucler. C’est sans doute la plus grave erreur qu’ait commise Kadhafi: le 17 mars, alors même que les Nations unies débattaient de la réponse appropriée à apporter aux événements de Libye, il est apparu à la télévision d’État pour s’adresser aux «fils de Benghazi». Dans un discours décousu de 3.000 mots qui a duré 20 minutes, le dictateur libyen a déclaré que ses forces allaient atteindre Benghazi le soir même.

«Nous vous trouverons dans vos placards», a-t-il menacé les rebelles, jurant de ne montrer «ni pitié ni clémence» pour les combattants étrangers, les islamistes ou les traîtres.

Bien que certains responsables américains continuent de citer de façon inexacte les remarques de Kadhafi en disant qu’il avait promis de pourchasser les protestataires civils «comme des rats», ce discours a incité l’administration du président américain Barack Obama à soutenir une intervention militaire limitée dans la guerre civile.

Comme l’a remarqué le vice-secrétaire d’État James Steinberg dans une déclaration préparée à l’avance et faite devant le comité des Affaires étrangères de la chambre des représentants américaine, «nous n’avions guère d’autre choix que de le prendre au mot».

Donc, tenez vos projets secrets. C’est une leçon que le président syrien Bachar al-Assad a bien comprise. Devant l’intensification de la pression internationale, le dictateur de Damas a accordé une interview inoffensive et assez ennuyeuse à la télévision d’État syrienne le 21 août pour vendre les réformes promises par son régime. Plutôt que de menacer de tuer les traîtres au régime, il a noté mollement qu’«il y a des situations de sécurité qui nécessitent l’ingérence d’institutions de sécurité». Qui ira contester une phrase aussi dénuée de contenu?

C’est la faute des «autres»

 Naturellement, ces manifestations ne sont pas de votre faute. «Votre» peuple profite évidemment de votre sagesse et de votre assurance depuis des décennies, il est donc sûrement contaminé aujourd’hui par des agents étrangers.

Soulignez que la majeure partie de la population vous soutient encore, et que le mouvement protestataire est financé et soutenu par des agences de renseignements étrangères, les médias occidentaux, Israël, George Soros, le gourou non-violent de 83 ans Gene Sharp ou les «barbus» (les terroristes islamistes). Quand c’est possible, détournez la critique vers des forces extérieures.

Le régime de l’égyptien Hosni Moubarak avait fait une tentative concertée de dernière minute pour jouer à «c’est la faute aux étrangers», comme le rapporte le directeur de l’équipe d’urgence de Human Rights Watch Peter Bouckaert. Ce dernier raconte comment les forces paramilitaires ont reçu pour ordre d’attaquer «une alliance d’espions du Mossad israélien, d’agents américains, des services de renseignements iraniens et afghans, de provocateurs du Hamas et autres sinistres éléments».

Le vice-président égyptien Omar Souleimane a aussi prétendu que les manifestations de la Place Tahrir étaient l’œuvre d’une «conspiration […] d’influences étrangères» anonymes, tandis que Moubarak annonçait sa démission en déclarant d’un ton de défi:

«Je n’écouterai jamais les injonctions étrangères, quelles que soient leurs sources, leurs prétextes ou leurs justifications.»

Contrôlez les médias

Comme vous pouvez l’imaginer, c’est une tactique déjà maîtrisée par tout dictateur un peu nerveux. Dans la dernière évaluation de la liberté de la presse de Freedom House publiée en mai, les 10 pays les moins bien placés en terme de liberté de la presse étaient des dictatures modèles comme la Biélorussie, le Myanmar, Cuba, la Guinée Équatoriale, l’Érythrée, l’Iran, la Libye, la Corée du Nord, le Turkménistan et l’Ouzbékistan.

À l’instar de ces autocrates, il vous faut tâcher d’éviter que le monde ne découvre ce qu’il se passe chez vous, en refusant de délivrer des visas aux journalistes et photographes étrangers, en les maintenant dans des hôtels de luxe, en les harcelant et en les emprisonnant pour les interroger et même, en de rares occasions, en les exécutant. Naturellement, la plupart des journalistes locaux sont soit payés par vos services, soit en prison.

Malheureusement pour vous, les sources d’informations sur la mauvaise administration de votre régime viennent de plus en plus souvent de vos citoyens eux-mêmes. Depuis les vidéos des manifestations qui ont mis le feu aux poudres révolutionnaires en Tunisie à la mi-décembre 2010, des blogs, SMS, Facebook, Twitter et YouTube ont amplifié et répandu des voix dissidentes et des images frappantes.

Si vous voulez les conseils d’un collègue autoritaire sur la façon de bloquer et de contrôler ces outils, appelez Beijing, où des entreprises technologiques américaines fournissent les moyens nécessaires pour filtrer ce qui entre et sort de Chine. Ils ne l’appellent pas le «Great Firewall» pour rien —il est réellement impressionnant et édifiant.

N’utilisez pas vos avions

Certes, il est terriblement tentant de bombarder votre propre peuple, mais le retour de bâton n’en vaut pas la chandelle (à quoi ça sert d’avoir inventé les tanks sinon?) Les partisans de la force militaire pour défendre les populations civiles prêchent inlassablement l’imposition de zones d’exclusion aérienne. Certains de ceux qui avaient proposé une telle zone au-dessus de la Libye, comme l’ambassadrice américaine aux Nations unies Susan Rice, le chroniqueur Nicholas Kristof et le général Merrill McPeak, chef d’état-major à la retraite, avaient déjà prôné la même démarche au Soudan à cause des atrocités commises au Darfour.

Dans le cas de la Libye, même si le président du comité des chefs d’états-majors interarmées, l’amiral Mike Mullen, a reconnu début mars que «nous…n’avons pas pu confirmer qu’aucun des avions libyens ait tiré sur son propre peuple», les supporters de l’intervention ont exigé l’imposition d’une zone d’exclusion aérienne.

Lorsqu’on lui a demandé pourquoi les États-Unis ne voulaient pas soutenir une telle zone au nom des civils tués par les régimes en Côte d’Ivoire ou en Syrie, la secrétaire d’État Hillary Clinton a répondu:

«Eh bien… L’aviation militaire n’y est pas utilisée.»

La puissance aérienne peut être efficace, mais elle attirera l’attention internationale et rendra l’intervention plus probable.

Soyez l’allié des Russes ou des Américains

Regardons les choses en face: il vous faut un ami puissant qui dispose d’un veto au Conseil de sécurité de l’ONU. Les grandes puissances souscrivent théoriquement aux valeurs universelles des droits humains et de la liberté —tant qu’elles n’entrent pas en conflit avec leurs propres intérêts stratégiques. Comme l’a déclaré l’ancien secrétaire américain à la Défense Robert Gates:

«Nos valeurs et nos principes s’appliquent à tous les pays en termes de protestations pacifiques [mais] notre réaction dans chaque pays doit être adaptée au pays en question et aux circonstances particulières qui y prévalent.»

Le régime au pouvoir au Bahreïn a immensément profité de cette tactique: la réaction prudente des États-Unis lorsqu’il a violemment réprimé des manifestants pacifiques est due au fait qu’il fournit un port d’attache à la 5e flotte de l’US Navy. Washington a à peine fait plus que rabrouer Manama.

Mais si les États-Unis (et leur sale respect des droits humains) ont des doutes sur vos intentions, la Russie représente une alternative prometteuse. Si le président Dmitri Medvedev n’a que de maigres ressources militaires à envoyer dans votre région, on peut compter sur lui pour bloquer le vote de résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU prônant une intervention extérieure.

Dans le cas de la Syrie, Medvedev a arrêté une résolution qui condamnait Assad, parce qu’il s'inquiétait à l’idée que ce serait «la copie conforme de la résolution 1973», qui d’après lui avait été «transformée en un bout de papier pour couvrir une opération militaire inutile».

Si les puissances occidentales veulent la légitimité que seule une résolution du Conseil de sécurité peut conférer (désolé, la Ligue arabe!), il est important d’avoir à Moscou un ami disposant d’un veto avec votre nom dessus.

Assurez-vous que vos ennemis n’appellent pas à l’aide

Achetez-les (ou pire) si c’est nécessaire, mais assurez-vous qu’ils ne disent rien. La dernière chose dont vous ayez besoin est que des puissances étrangères aient l’impression qu’il existe une alternative démocratique dans votre pays, ou que votre peuple accueillerait avec bonheur une intervention militaire menée par les Occidentaux.

Bien que les opposants syriens d’Assad n’aient absolument pas gardé le silence, leur rejet de l’intervention étrangère a été l’un des principaux facteurs qui ont empêché toute considération sérieuse d’une option militaire dans le pays.

La semaine dernière, l’animateur télé américain Stephen Colbert a demandé à l’ambassadrice Rice pourquoi les États-Unis n’étaient pas intervenus pour sauver la vie des Syriens. Elle a répondu que Robert Ford, l’envoyé américain à Damas, avait entendu l’opposition syrienne dire que «ce qu’ils veulent des États-Unis c’est plus de leadership, une pression politique et des sanctions, mais très clairement pas d’intervention militaire».

Si vos ennemis réclament une intervention militaire extérieure, priez pour que sa portée soit limitée. Six jours avant le début de l’intervention militaire du 19 mars menée par l’Otan, le leader rebelle Mustafa Abdel Jalil avait fait savoir au monde:

«Nous voulons une zone d’exclusion aérienne et un blocus naval […] [mais] nous ne voulons pas de bottes au sol.»

Souvenez-vous que plus longtemps vous vous agripperez au pouvoir —que vous combattiez des manifestations internes ou une intervention extérieure— plus la probabilité que vos ennemis se fatiguent ou commencent à se battre entre eux sera grande. Kadhafi, lui, n’a pas réussi à tenir assez longtemps.

Surtout, procurez-vous la bombe

Même pas besoin d’y réfléchir —demandez simplement au «Cher Leader» de Pyongyang. Dans toute l’histoire de l’ère nucléaire, aucun pays possédant des armes atomiques n’a jamais été envahi avec succès. Après tout, rien ne décourage l’ingérence étrangère davantage que l’assurance de représailles nucléaires.

Cela a été une autre énorme erreur de Kadhafi: en 2003 et 2004, la Libye a renoncé à son programme d’armement nucléaire, pour lequel elle avait dépensé environ 138,5 millions d’euros, et remis aux États-Unis des milliers de centrifugeuses pour l’enrichissement de l’uranium et de plans d’armes nucléaires. Pour Aïcha Kadhafi, la fille du dictateur, la leçon à tirer des bombardements de la Libye par les forces occidentales aujourd’hui est que «tous les pays possédant des armes de destruction massive (devraient) les conserver ou en fabriquer davantage afin de ne pas connaître le même sort que la Libye». Vous pouvez être certain que Téhéran a bien compris la leçon.

Micah Zenko

Traduit par Bérengère Viennot

 

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