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Un rebelle libyen à côté d'un graffiti représentant le colonel Kadhafi par Bob Strong/Reuters
Un rebelle libyen à côté d'un graffiti représentant le colonel Kadhafi par Bob Strong/Reuters

Libye version 2.0

L'après Kadhafi a commencé. La lourde tâche de reconstruire la Libye doit être entreprise au plus vite.

Enfin, le vent semble tourner en faveur des rebelles libyens: ils ont repoussé les forces de Mouammar al-Kadhafi sur plusieurs fronts et sont sur le point d’encercler Tripoli, la capitale [Les rebelles sont entrés dans Tripoli le 21 août]. Si la nouvelle de la libération du pays réjouira les Libyens et le monde entier, il est encore trop tôt pour se laisser aller à faire la fête. Même si Kadhafi tombe sous peu, la période de l’immédiat après-guerre sera extrêmement dangereuse à la fois pour les Libyens et pour la communauté internationale.

Difficile d’imaginer des enjeux plus élevés. Une transition bâclée vers un nouveau régime risquerait de mettre en péril la sécurité et le bien-être dans la Libye post-Kadhafi, de discréditer l’intervention de l’Otan, de fournir un refuge aux terroristes internationaux, de déboucher sur une nouvelle dictature et même de provoquer la division du pays. L’expérience irakienne nous a appris le coût élevé d’une transition mal organisée.

La première urgence sera de rétablir la sécurité. Pour l’instant, rien ne semble indiquer que Kadhafi ait l’intention de partir sans faire de vagues. Le 15 août, il a imploré ses supporters de «prendre les armes et d’aller au combat libérer la Libye centimètre par centimètre des traîtres et de l’Otan.» Même si son régime s’effondre, des vestiges de son armée pourraient bien prendre ses paroles à cœur. C’est Tripoli qui représente le plus grand défi. Si les zones libérées d’autres parties du pays se sont rapidement stabilisées à mesure que les forces militaires et les sympathisants de Kadhafi fuyaient, rien ne garantit qu’il se passera la même chose dans la capitale. De nombreux supporters du régime et des mercenaires s’y sont rassemblés, et pourraient organiser le genre d’opérations «d’arrière-garde» qui ont provoqué le chaos dans l’Irak post-Saddam Hussein.

Impossible d’assurer durablement la sécurité sans disposer au minimum d’un système rudimentaire pour la police, la justice et la prison. Ces nouvelles institutions seront obligées de gérer les querelles intestines au sein du mouvement rebelle ou des factions rivales, les vengeances meurtrières et les gangs criminels. Les institutions de l’ère Kadhafi pourront suffire dans la période d’immédiat après-guerre, mais des réformes profondes seront nécessaires si l’on veut que l’état de droit s’installe sur des fondations plus pérennes.

Il est fort probable que les besoins humanitaires se fassent vivement sentir à Tripoli comme dans d’autres centres de peuplement récemment libérés. Même dans les zones déjà libérées, le nombre de blessés et les nécessités humanitaires n’ont pas encore été totalement évalués. Les coupures d’électricité sont visiblement déjà conséquentes à Tripoli, et Misrata a besoin d’envois de nourriture. Après la chute de Kadhafi, il sera vital de rétablir rapidement les services de base dans ces villes. Et fournir de la nourriture, de l’eau, un abri et des soins de santé aux plus vulnérables—c’est-à-dire à ce qui pourrait se monter à des centaines de milliers de personnes déplacées à l’intérieur du pays—jouera également un rôle clé. Une population en colère ne permet pas une transition en douceur.

Relancer l’économie libyenne va nécessiter de remettre sa production d’énergie et ses exportations sur les rails le plus rapidement possible. Mais la question ne se limite pas à faire couler le gaz et le pétrole à flot: un système plus transparent et responsable pour en dépenser les revenus, dont une grande partie finissait sur les comptes bancaires de la famille Kadhafi, sera nécessaire pour prévenir les querelles sur les montants des recettes et placer le pays sur un chemin plus viable. Le régime qui succèdera à Kadhafi devra procéder à un recensement complet de ses actifs et tâcher de s’assurer qu’aucun ne soit «privatisé» par des responsables décidés à se remplir les poches.

Établir des institutions de gouvernance transparentes, responsables et inclusives relèvera de la responsabilité du Conseil National de Transition (CNT), qui a aujourd’hui reçu la reconnaissance diplomatique des États-Unis comme d’une grande partie de l’Europe et du monde arabe. Cela jouera un rôle déterminant pour l’avenir politique de la Libye. Le CNT a clairement des inclinations démocratiques, mais il est déchiré par le factionnalisme et la désorganisation. L’assassinat du chef militaire rebelle Abdel Fatah Younes, apparemment par une faction dissidente à l’intérieur des rangs des rebelles, n’est que l’exemple le plus visible de ce chaos interne. S’il veut conserver la légitimité qu’il revendique, le nouveau gouvernement devra rapidement incorporer de nouvelles têtes issues de zones récemment libérées et panser de vieilles blessures tribales et des minorités.

Le CNT doit envisager d’intégrer d’anciens responsables de l’armée et des services de sécurité de Kadhafi susceptibles de tenter d’empoisonner la transition. Tout comme la dé-baassification avait nui aux efforts internationaux de construire un gouvernement stable en Irak, une dé-kadhafisation prématurée pourrait générer davantage de problèmes qu’elle n’en règlerait. Du point de vue des institutions, il doit établir une feuille de route pour préparer une constitution, organiser des élections nationales et locales et convoquer un parlement. C’est une tâche formidable pour un gouvernement qui a récemment dissout son comité exécutif après le meurtre de Younes. Même en Égypte, où une armée solidement unie garde les manettes du pouvoir, le timing et l’ordre de ces événements politiques pose d’épineux problèmes.

La communauté internationale a elle aussi un rôle à jouer dans cette transition. Elle doit aider les Libyens à relever les nombreux défis auxquels ils seront confrontés. Ce processus devrait commencer aux Nations unies, où a débuté la coordination des efforts pour protéger les civils libyens. Une résolution du Conseil de sécurité pourrait affirmer que la Libye doit rester un seul pays, qu’elle doit être capable de pourvoir à ses propres besoins et de se défendre par elle-même, qu’elle doit s’engager à utiliser la richesse de ses ressources naturelles d’une manière égalitaire et bénéfique, et doit être dirigée par des institutions inclusives qui respectent la volonté et les droits de son peuple. Ce genre de cadre transitionnel soutenu par la communauté internationale contribuera à assurer un objectif commun et la coordination des dizaines de gouvernements et des centaines d’organisations susceptibles d’être impliquées, dont certaines ont déjà commencé à fournir une aide dans les régions libérées.

Les Nations unies, qui ont autorisé l’intervention de l’Otan, disposent à la fois des financements et de la crédibilité suffisante auprès des Libyens pour jouer le rôle de meneur dans la transition. Du point de vue de Washington—qui est sans doute d’éviter de se laisser entraîner dans un nouveau processus de construction de nation—c’est aussi un moyen relativement économique de régler les choses, car les États-Unis ne financent généralement pas plus d’un tiers des dépenses de l’Onu.

L’Union européenne dispose aussi de solides capacités—notamment celle de déployer les centaines de policiers paramilitaires nécessaires pour stabiliser une ville comme Tripoli—qui devront probablement être mises à profit. Plusieurs importants membres de l’Union européenne, comme l’Italie, la France et l’Allemagne, reçoivent du gaz et du pétrole de Libye ou ont investi dans les productions d’énergie libyenne, et ont par conséquent particulièrement intérêt à voir le pays négocier efficacement sa transition. L’Europe, en revanche, a ses propres difficultés financières à gérer. Les actifs libyens gelés aux États-Unis et en Europe fourniront au final des financements suffisants, mais il sera éventuellement nécessaire de solliciter les riches producteurs de pétrole arabes pour répondre aux besoins les plus immédiats de la Libye.

Si les Nations unies et l’Union européenne doivent prendre la tête du mouvement d’aide à la transition libyenne, cela ne dispense pas les États-Unis d’y participer. La logistique et les services de renseignements américains ont une importance vitale pour les opérations militaires de l’Otan et seront probablement cruciales dans la période post-Kadhafi. Les États-Unis ont tout de même quelques intérêts en Libye—il leur déplairait que du matériel sensible provenant des programmes d’armement nucléaire et chimique libyens se perdent dans la nature, par exemple, ou que des terroristes notoires y trouvent refuge, ou bien encore que des armes antiaériennes de type Stinger se retrouvent sur les marchés d’armes mondiaux. Les États-Unis voudront aussi s’assurer que l’Otan est prête à intervenir si le chaos menace de diviser la Libye, de réinstaller un dictateur ou de déclencher une crise humanitaire en Afrique du Nord et dans le monde méditerranéen.

Les Libyens auront beaucoup à célébrer après un conflit long et douloureux. Mais les défis vraiment ardus sont encore devant eux. Plus nous y pensons et nous y préparons tôt, et plus il sera facile de répondre aux nécessités plus tard.

Daniel Serwer

Traduit par Bérengère Viennot

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