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« La balle est dans le camp des Frères musulmans»

Les Frères musulmans ont vu, ce 30 juin 2013, une fronde populaire et massive demander la démission du président Morsi. A l’origine de ces manifestations, un mouvement baptisé Tamarud ( Rébellion) qui dit avoir recueilli 22 millions de signatures à travers le pays. Retour sur les raisons de cette exaspération collective, et les conséquences qu’elles peuvent avoir sur le cours de la transition avec Stéphane Lacroix, maître de conférences à Science-po Paris et spécialiste de l'islam politique.

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Manifestant anti-Morsi, le 30 juin 2013, au Caire. REUTERS/Amr Abdallah Dalsh

Nadéra Bouazza – Il y a un an, jour pour jour, Mohamed Morsi, le candidat des Frères musulmans, était investi président de la République. Douze mois plus tard, l'Egypte est toujours aussi divisée. Des millions d'Egyptiens réclament sa démission à coups de signatures de pétition. Qui sont ces opposants ?

Stéphane Lacroix - Ils constituent un ensemble assez hétéroclite. Dans le champ politique égyptien depuis février 2011, trois lignes de clivages se manifestent ou s'estompent au gré des événements : la ligne de clivage islamistes/non-islamistes, ancien régime/révolutionnaires, droite-gauche sur les questions socio-économiques. Jusqu'à la mi-2012, c'est la ligne de clivage révolution contre ancien régime qui a prédominé. Les révolutionnaires ont ainsi soutenu Morsi sans grand enthousiasme au deuxième tour de la présidentielle. Mais depuis, avec le rejet croissant du pouvoir « Frères », c'est la ligne de clivage islamistes-non islamistes qui a repris le dessus. Quitte à rassembler dans l'opposition à la confrérie à la fois les révolutionnaires et les tenants du « parti de l'ordre », pour certains nostalgiques de l'ancien régime. Il n'est cependant pas exclu que le clivage entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires refasse surface, mettant en péril l'unité de l'opposition. L'une des sources de tension concerne l'option de sortie de crise : les nostalgiques de l'ancien régime appellent plus ou moins ouvertement, à l'intervention de l'armée ; alors que les révolutionnaires, qui ont combattu le pouvoir militaire en 2011 et 2012, la refusent catégoriquement. .

NB - La crainte d'une agitation des « Felouls » (représentants de l'ancien régime) en arrière-plan est-elle légitime ? Les islamistes au pouvoir ne sont-ils pas forcés de composer avec les anciennes élites toujours implantées dans l'Etat profond ?

SL - Il est probable que des leaders felouls font de l'agitation et cherchent à utiliser la crise. Même si cela n'explique pas le nombre des manifestants, comme voudraient le faire croire les Frères Musulmans. Il est amusant de voir comment l'accusation de collusion avec les felouls est d'ailleurs utilisée par chacun des camps contre l'autre : tandis que les Frères stigmatisent ainsi l'opposition, cette dernière ne se prive pas de souligner que Morsi et son équipe ont fait ces derniers mois des gestes significatifs en direction des hommes d'affaires de l'ère Moubarak, qu'ils espèrent convaincre de les aider à redresser l'économie égyptienne.

NB- Quid de l'armée ? Est-elle prête à intervenir si le chaos s'installe ? Peut-on imaginer qu'elle veuille  reprendre le contrôle du pays ?

SL - L'armée n'est pas prête à ce retour. Surtout, elle n'en a pas envie. Elle redoute de devoir s'exposer de nouveau. L'opinion dominante est qu'elle n'interviendra que si vraiment il n'y a pas d'autres solutions, c'est-à-dire en cas de chaos. Mais si l'armée intervient, elle le fera pour soutenir qui ? Les Frères au pouvoir? Les manifestants?  Même si certains manifestants semblent considérer que le soutien de l'armée leur est acquis, les Frères disent de leur côté que si l'armée intervient, elle le fera en leur nom. Morsi n'a cessé de répéter que l'armée l'avait assurée de son soutien.

NB – Dans son dernier discours, Mohamed Morsi a admis du bout des lèvres qu'il avait commis des erreurs. L'exaspération des Egyptiens n'est que l'une des manifestations de cette faillite politique. Quelles sont les ingrédients qui ont conduit au 30 juin 2013 ?

SL- Les Frères musulmans n'ont jamais eu un soutien massif, mais ils étaient parvenus à rassembler en juin 2012 près de 52% d'électeurs, dont beaucoup de révolutionnaires et d'indépendants inquiets du retour de l'ancien régime. Aujourd'hui, Morsi a perdu le soutien de ces derniers, et le ras-le-bol est tel qu'il a réussi à mobiliser contre lui des gens qui, dans les deux premières années de la révolution, s'étaient surtout distingués par leur passivité. On les surnommait alors le « parti du canapé ». Ils se retrouvent aujourd'hui actifs dans les rues du Caire.

L'absence d'amélioration sur les questions socio-économiques et le manque de sécurité ont été les premières causes de cette exaspération. Mais par-delà la dégradation des conditions de vie, c'est aussi l'image de Frères musulmans incapables de trouver un consensus, de discuter, et de gouverner de manière plus collégiale, qui a accru la colère. Les Frères ont été très maladroits et se sont enfermés dans leur logique de forteresse assiégée. Les Frères sont sincèrement persuadés d'avoir affaire à un complot contre-révolutionnaire. Pour eux, ils sont les chevaliers blancs de la révolution qui luttent contre la contre-révolution. Ils auraient face à eux une masse de foulouls et de naïfs qui suivraient ces derniers sans comprendre.

NB - Les Frères ont-ils sous-estimé la force d'une initiative comme celle de « Tamarud » ?

SL - Ils n'ont jamais vraiment pris au sérieux les mouvements sociaux, avec leur côté décousu et sans vraie structure, comme celui impulsé par « Tamarud». C'est assez insaisissable pour un groupe qui fonctionne dans la politique classique, avec organisation et discipline, comme le font les Frères musulmans. C'est exactement la même erreur qu'avait commise Hosni Moubarak en sous-estimant les mouvements de jeunesse de type « 6 Avril » et « Nous sommes tous Khalid Said » qui furent à l'origine de la révolution de janvier 2011.

NB- La tension est palpable. Il n'est pas impossible que les manifestations qui ont opposé pro et anti Morsi ces derniers jours continuent à faire des victimes. Doit-on craindre une fuite en avant ?

SL - On peut le craindre, vraiment. Je n'ai aucune idée de l'ampleur que cela va prendre. Cela dépendra beaucoup des choix que feront les Frères, qui ont, contrairement à l'opposition, les moyens de contrôler leurs partisans. La vraie question est : quelles instructions recevront les partisans des Frères en cas de provocations? Cela dépendra vraiment de la manière dont ils prennent au sérieux le danger d'une confrontation entre eux et l'opposition dans la rue. Pour le moment, évidemment, ils ne l'ont pas pris suffisamment au sérieux, puisque ces derniers jours, il y a eu des indices très inquiétants - dont plusieurs morts.

Ce qui accroit aussi le risque, c'est l'attitude de l'appareil de sécurité. Une partie de la police a fait savoir qu'elle n'interviendrait pas pour protéger le président Morsi. On peut alors craindre une répétition de ce qui s'était passé en novembre 2012 lorsque le président avait fait appel à ses soutiens pour le défendre. La balle est dans le camp des Frères.

Propos recueillis par Nadéra Bouazza

 

 

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