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A ma fille…
Par Rabiaa Moueden
Je n'ai jamais autant pleuré que lors de cette journée de grand nettoyage. Pourtant, je ne suis ni allergique aux acariens ni au ménage. Lorsqu'on naît femme, on se prémunit contre les corvées du quotidien, mais pas contre l'insoutenable légèreté de la mémoire. J'ai sorti de l'armoire les vieux albums.
A chaque grand ménage, j'envoie mes deux ados chez leur tante paternelle qui se fait une joie de renifler les enfants de son défunt frère et de leur construire une mythologie sur un père imaginaire. En tout cas, c'est loin d'être celui que j'ai épousé, mais les histoires drôles qu'elle leur raconte et leurs yeux qui brillent innocemment me donnent un sourire sincère aux choses. Pourquoi rompre un charme inoffensif?
Cette fois-ci, ma fille est partie seule. Mon fils, lui, est parti rejoindre ses camarades de classe dans une petite excursion improvisée et encadrée par un prof dans son école. Avant de partir, il lui a sorti sa langue, exaspérant sa frustration de ne pas pouvoir l'accompagner. Je l'en avais empêchée.
Pourquoi? Elle a 14 ans. Elle est jolie comme un coeur. Les regards des hommes qui s'attardent sur son corps me révulsent et m'effraient au plus haut point. Et comme je désespère de la responsabilité de son frère ainé, je ne peux lui confier de la protéger comme il se doit. De plus, je ne suis pas dupe sur ce qui se passe lors des excursions. Alcool et débauche sont au rendez-vous à chaque fois.
Elle m'a regardée avec des yeux humides, le coeur brisé de mon « manque de confiance ». Elle qui a bossé studieusement toute l'année, pendant que je devais justifier l'absentéisme régulier de son frère. Elle qui m'a fait renouer avec la lecture et les grands textes et qui m'a fait connaître Qandisha. Elle qui me lira et qui comprendra peut-être ma peine de la voir juger mon angoisse, sans savoir d'où elle vient. Je l'espère.
Dans la grande corvée du dimanche, j'ai commencé par le commencement. J'ai ouvert ces armoires pour sortir les vieux albums de famille, les factures d'une vie antérieure, les draps brodés que les mites utilisent plus que nous, les couverts neufs qui datent de mon mariage il y a 18 ans et les tas de futilités dont j'ignore l'origine et l'utilité. D'habitude, c'est vers la fin de la journée que je daigne jeter ce coup d'oeil furtif aux choses du passé. Mais cette photo qui dépassait, gênait ma manie. Je la poussai du bout du doigt pour la remettre dans l'album, mais elle refusa d'obéir. Un obstacle l'empêchait de rejoindre ses paires. alors j'ouvris l'album pour la remettre bien en place. Quelques secondes sont passées avant que je ne me reconnaisse dessus.
Je devais avoir 16 ans. J'avais les cheveux courts et un visage de poupon exactement comme celui de ma fille actuellement. Je sens mon coeur sortir de sa place en scrutant ce que je portais à l'époque : un short que j'avais confectionné moi même à partir d'un vieux jeans et un pull dont j'avais arraché les manches pour faire branchée. A mes côtés, une demi-douzaine de jeunes garçons de mon âge avec des touffes ridicules et des barbichettes taillées méticuleusement. Penser qu'il y a quelques jours, j'ai presque été d'accord pour que l'on limite la mixité dans les écoles et les lieux publics. Je regarde à nouveau les bras qui se serraient autour de moi. Rien d'innocent dans leurs regards, mais rien de dangereux dans leur attitude. Je me rappelle alors mon fort caractère qui forçait le respect chez les amis et ma totale liberté.