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Rama Thiaw.  © Sabine Cessou, tous droits réservés.
Rama Thiaw. © Sabine Cessou, tous droits réservés.

Rama Thiaw, jeune réalisatrice en lutte

Cette cinéaste sénégalaise s’est fait remarquer avec son documentaire, Boul Fallé, la voie de la lutte. Un film engagé, qui montre comment les jeunes de Pikine, un quartier défavorisé de Dakar, résistent à l’absence de perspectives au quotidien, à travers le sport.

Rama Thiaw, 33 ans, va faire parler d’elle. Aucun doute là-dessus, étant donné la façon dont elle filme Dakar, caméra libre en perpétuel mouvement et coups d’œil incisifs sur les détails et les situations de sa ville.

Ses sujets, eux aussi, tapent dans le mille: après la lutte, la passion nationale au Sénégal, elle passe au reggae, une autre passion africaine. Son projet:

«Raconter la politique des trente dernières années sur le continent à travers le reggae, en partant du concert historique de Bob Marley au Zimbabwe en 1980

Vaste sujet qui l’a déjà menée à Abidjan et Bamako, avec des repérages en vue à Johannesburg sur les traces du défunt Lucky Dube, le chanteur de reggae sud-africain.

Premières armes

Rama Thiaw est une forte tête. Pendant ses études à Paris, elle décroche en parallèle une maîtrise d’économie à Paris I et une licence de cinéma à Saint-Denis. Elle n’a que des sujets de société en tête. Son premier court-métrage, sur les jeunes et la religion en France, la fait naviguer entre la banlieue d’Aubervilliers et la station de métro Stalingrad. Elle tourne aussi des petits sujets pour une télévision parisienne engagée, Zaléa TV, mais se heurte vite à certaines limites.

«Personne ne voulait que je réalise, personne ne croyait à ce que j’écrivais», raconte-t-elle.

En 2005, elle prend ses cliques et ses claques et s’en retourne au Sénégal. Désillusion, là encore.

«Au début j’allais voir les télévisions et les boîtes de communication. J’étais cadreuse et je cherchais du travail. Soit on ne me recevait pas, soit on s’adressait au stagiaire français qui était à côté de moi tout au long de l’entretien. Quand on a un look de rappeur et qu’on vient des quartiers populaires… En plus, il y a cette idée au Sénégal que les filles ne peuvent pas avoir de connaissances techniques.»

Rama Thiaw ne se désarme pas. Après tout, elle sait qu’il faut se battre: elle a grandi à Pikine, d’un père originaire du quartier «Tally Bou Mack» (la grande route, en wolof) et d’une mère de «Guinaw Rail» (derrière la voie ferrée). Des noms qu’elle mentionne avec fierté, malgré la mauvaise réputation et la grande pauvreté de ces quartiers.

«C’est la dernière partie de Dakar, peuplée par les plus pauvres. Il n’y avait pas de courant jusqu’à deux ou trois ans, pas d’eau avant 2004-2005, et nous devions nous approvisionner à un robinet public», rappelle-t-elle.

Les deux pieds dans l'arène

De 2005 à 2009, elle écrit son film sur la génération «Boul Fallé» (ne t’en fais pas), née avec le hip hop dans les années 1990 à Dakar.

Boul Fallé, c’est le titre d’une chanson du groupe de rap Positive Black Soul (PBS), avant d’être le nom de l’écurie de lutteurs fondée par Mohamed Ndao Tyson, une star de la lutte sénégalaise à laquelle se sont identifiés des milliers de jeunes Sénégalais. Tyson, parti de rien, suscite l’espoir et montre la voie à suivre: il a rencontré un immense succès à force de détermination et de travail.

Rama Thiaw a grandi avec la génération Boul Fallé, celle qui a cru dans le «Sopi» (changement) que proposait Abdoulaye Wade avant d’être élu président en 2000. Pour elle, l’évolution récente du Sénégal se passe en trois temps:

«Dans les années 1980 nos parents venaient en France, nous avions un ministre français dans notre gouvernement, Jean Collin. Dans les années 1990, les jeunes ont refusé le modèle français et la main de la France sur les affaires nationales. Il s’agissait alors de savoir qui nous étions. La lutte, notre sport national, oublié après l’indépendance, a eu un rôle important dans cette quête. Elle a aussi permis de sortir des préjugés: les jeunes des banlieues de Dakar en avaient marre d’être traités de bandits, d’agresseurs. Dans un troisième temps est venu le Sopi, en 2000, et les jeunes ont commencé à prendre les pirogues, sachant qu’il n’y avait plus rien à attendre…»

La réalisatrice trouve finalement en France un producteur franco-ivoirien que le sujet intéresse. Avec Philippe Lacôte, elle réécrit son scénario pour atténuer son côté «trop anthropologique». Elle participe à des résidences d’écriture à Saint-Louis avec Africadoc, un programme international pour le développement du cinéma documentaire africain, puis tourne son documentaire sans budget, faisant l’essentiel du travail de production sur place.

«Je me suis démerdée», résume-t-elle, sourire aux lèvres. Elle obtient une subvention de 750 euros du Sénégal, après avoir fait le siège de la direction du cinéma au ministère de la Culture.

«Ça n’a l’air de rien, mais pour nous, c’était beaucoup d’argent».

Au départ, elle voulait suivre Tyson (dont voici la vidéo du combat contre le lutteur Yekini).

Quand elle l’approche, il a déjà tourné dans L’appel des arènes, une adaptation du réalisateur sénégalais Cheikh Ndiaye d’un roman d’Aminata Sow Fall. Elle ne peut pas lui verser de cachet. Elle décide donc de suivre Nguer, un lutteur de l’écurie de lutteurs Boul Fallé, à Pikine.

«L’esprit Boul Fallé, on le sentait dans le hip hop. Il est fait de libéralisme, de résistance. Il s’agit de prendre la liberté d’être propriétaire de son travail, d’entreprendre. Se prendre en main en pensant aux autres. Ce que Tyson a fait, en investissant son argent dans une écurie à Pikine, pour former d’autres jeunes issus des mêmes milieux défavorisés».

Son esthétique est celle des clips de hip hop et des films d’action, qu’elle adore. Pas de cadre fixe, la caméra bouge, comme dans le film brésilien La cité de Dieu.

«On en a marre de voir toujours les mêmes coloris dans les films africains: du marron, des gens qui sont tous noirs de la même manière, alors qu’il y a des gens marron-sable, d’autres noirs-bleus et d’autres noirs-marrons. Au Sénégal, il y a plein de lumière et de couleurs. Nous avons travaillé autour des caméras pour changer la manière de filmer. On a désaturé certaines couleurs et saturé d’autres au tournage, sans faire l’étalonnage classique sur des feuilles blanches ou des peaux blanches, comme tout le monde fait dans la télé ou le cinéma

Rodolphe, son chef opérateur, tombe malade au milieu du tournage. Rama Thiaw empoigne la caméra et continue le travail sans se poser de questions. A un moment, son documentaire passe d’un regard social à une sorte de poème sensuel sur les corps des hommes à l’entraînement.

«Les hommes baraqués, ce n’est pas du tout mon type! Mais je les trouve beaux. C’était important de le montrer. L’homme noir est beau. On est toujours dans les modèles qui ne sont pas les nôtres. Montrer des modèles positifs, c’est important pour changer les images.»

Un regard neuf au milieu des lutteurs 

Rama Thiaw a filmé un sport parfois violent, puisque la lutte sénégalaise se fait avec des frappes (voir le combat Tapha Tine-Elton du 30 juillet).

Précision: «Les frappes ont été introduites dans la lutte traditionnelle dans les années 1930 par des Français qui s’ennuyaient du côté du cinéma El Malick, à Dakar. Ils organisaient des tournois de lutte clandestins une fois le film terminé.»

Elle a voulu montrer le côté pacifiste de la lutte, avec des garçons qui se vouent un grand respect mutuel, de même que sa dimension spirituelle. Dans les rituels qui précèdent les combats, les lutteurs entrent en transe, comme Nguer devant sa caméra. Le fait d’être une fille a-t-il joué comme un handicap avec les lutteurs? Elle retourne la question.

«C’est le fait d’être de Pikine qui fait qu’on filme Pikine autrement. Tous les gens valeureux du Sénégal viennent de là. J’ai dû montrer que j’étais déterminée, que je n’étais pas là pour m’amuser.»

Dans le monde masculin des lutteurs, ce n’était pas gagné. Mais Rama Thiaw a fait doucement: au début, elle est restée à la porte et à la fin, elle était au milieu des lutteurs, partageant avec eux une «belle expérience humaine». Sa voix off, à la fin de Boul Fallé, un film qui n’est malheureusement visible que dans les festivals de cinéma et dans des séances de cinémas mobiles à travers le Sénégal, donne la clé de son sujet:

«Redevenir ce que nous sommes, de nobles guerriers».

Sabine Cessou

Sabine Cessou

Sabine Cessou est une journaliste indépendante, grand reporter pour L'Autre Afrique (1997-98), correspondante de Libération à Johannesburg (1998-2003) puis reporter Afrique au service étranger de Libération (2010-11).

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