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«Facebook en Tunisie, c'est la contre-révolution»
Erigé comme une des armes de la révolution tunisienne pour contrer la censure et la répression policière, Facebook n’a plus la même aura sept mois après les événements.
«Ben Ali est mort» cette fausse affirmation a eu le temps de faire le tour des réseaux sociaux dans le week-end du 19 au 20 février 2011 avant que l’information ne soit démentie. Suscitant les réactions les plus diverses, le doute persistait car les médias traditionnels tardaient à relayer la nouvelle. Et pourtant beaucoup y ont cru pendant quelques heures, tout comme les Tunisiens qui regardent les vidéos non datées chaque jour sur la toile et s’informent de l’actualité sur leur mur.
Aujourd’hui, l’usage quotidien du réseau social ne fait plus penser à une «Révolution Facebook» mais plutôt à un pot-pourri de la révolution où chacun poste ce qui lui plaît. Une fois la vague révolutionnaire tombée, qu'en reste-t-il?
Après l'immolation de Mohamed Bouazizi le 17 décembre 2011, Facebook a permis une prise de conscience qui s’est propagée même aux plus réticents. Chacun a changé progressivement sa photo de profil en mettant un drapeau tunisien, soutien symbolique à la révolte, puis chacun a partagé des vidéos et s'est indigné sur son statut contre Ben Ali. Un phénomène de «contagion», même pour ceux qui craignent les représailles, encourage à aller manifester et crée un lien de solidarité face à l’évènement.
L’autonomisation du Tunisien est ainsi passée par cette capacité à se mobiliser sur le réseau social sans avoir peur des retours de la censure. Mais la plupart des blogueurs s’accorde aujourd’hui sur un point, l'incarnation de cet élan virtuel dans le réel de la rue:
«Même s'il ne faut pas sous-estimer les réseaux sociaux, ce sont tous ceux qui sont sortis affronter le régime qui ont fait la révolution, point barre! Ceux qui étaient à Sidi Bouzid, Kasserine, Gafsa, et partout ailleurs en Tunisie», insiste Sarra Grira, une journaliste tunisienne sur France 24.
Si le rôle positif des réseaux sociaux dans la révolution tunisienne semble donc avéré dans leur capacité de mobilisation et leur rôle de «facilitateur d’informations», sept mois après, les avis sont plus partagés.
Les déçus de Facebook
Dès les premiers jours qui ont suivi la chute de Ben Ali, les limites de l’information via Facebook et Twitter se sont fait sentir. La panique du chaos et des couvre-feux ne s’est pas apaisée sur la toile qui a enchaîné alertes, numéros de téléphone à appeler en cas d’urgence ou fausses rumeurs sur d’éventuels pillages. Les vidéos arrivent par centaines, les informations non vérifiées, l’intox ou les annonces d’enlèvements qui se multiplient pendant la semaine suivant le 14 janvier. Le rapport à Facebook est pourtant primordial pour suivre l’évolution de la situation, surtout pour les Tunisiens à l’étranger. Selon Henda Hendoud, blogueuse et journaliste freelance, c’est à ce moment que le lien de solidarité qui avait émergé avant la chute de Ben Ali, change:
«Après le 14 janvier, on a subi sur Facebook des cyberattaques constantes qui ont duré des mois: des intox, des chasses aux sorcières, de la propagande, des restes de censure et des faux profils ... aujourd'hui Facebook est toujours important mais il ne touche qu'une petite partie de la population tunisienne. Il y a un dégoût et une attaque médiatique farouches contre Facebook puisque cet outil a prouvé sa force et ses risques ... Les exemples sont nombreux; comme les campagnes de lynchages contre des personnalités ou même l'exemple le plus fort le profil de Bouazizi dont l’histoire a été complètement réécrite sur Facebook: il est passé d’un étudiant au chômage érigé en martyr à un alcoolique qui n’aurait pas dû provoquer les policiers.»
Aujourd’hui, la mode consiste à créer des pages «anti», «anti-ministère de l’Intérieur» par exemple, ou des pages «Dégage» à l’encontre de certaines personnalités. Suite au scandale de l’ambassadeur français Boris Boillon à l’encontre d’une journaliste de Mosaïque FM, une page «Dégage Boris Boillon» a été créée et compte plus de 16.000 «likes» aujourd’hui. Les insultes du site Takriz sur Twitter, le défoulement dans les commentaires des internautes semblent être la nouvelle donne contre le commentaire constructif. Face à cette pluralité d’informations et de «contre-informations» qui circulent, certains internautes ne parviennent plus à faire le tri. Plus qu’une lassitude face à ce «bruit» permanent, c’est la relation au réseau social qui change jusqu’à créer un rejet radical. C’est le cas de Raoudha Kemmoun, internaute tunisienne, habituée à débattre ou discuter sur son profil, qui a fermé son compte le 30 juin 2011:
«Je ne pouvais plus continuer de lire les commentaires et les statuts des uns et des autres pourtant j'avais supprimé ceux qui ne m'intéressaient pas mais même avec une sélection je lisais des commentaires et des points de vue d'un autre siècle et je commençais à être très pessimiste. Bref, mon moral ne pouvait pas tenir le coup car non seulement je perdais des heures dessus mais je quittais mon profil tous les soirs avec les nerfs à bout».
Ce phénomène est aussi la conséquence des langues qui se délient après avoir été trop longtemps muselées. La conversation espérée ou le débat démocratique sont ainsi vouées à l’échec et tournent à l’échange d’insultes.
«Comme nous n'avons jamais appris à dialoguer, il est impossible de mener une discussion et un débat calmement car cela tourne au vinaigre très vite.» rajoute Raoudha.
La «secte du net»
Pour la blogueuse Emna Ben Jemaa, ce sont les administrateurs de certaines pages Facebook nées après la révolution qui entretiennent la surenchère. Ces pages comme koooa tunisie une fanpage consacrée au foot avant la révolution (koora pour «ballon») et qui s’est reconvertie après le 14 janvier ou hakaek khafeya (les vérités cachées) n’ont pas de ligne éditoriale précise mélangeant l’information, l’aspect participatif et le journalisme citoyen et les vidéos amateurs.
«On assiste à l’éclosion de ces activistes anonymes qui n’appartiennent pas forcément à la blogosphère, et qui ne sont plus dans la coopération ou le commentaire constructif, mais dans la revendication. Ils ne se donnent jamais la peine de vérifier les informations qu’ils mettent. C’est un peu la secte du net et quand on voit qu’ils ont plus de 100.000 fans, c’est effrayant.»
L’exemple le plus récent de ce mélange d’information et d’intox remonte aux manifestations du lundi 15 août avec deux vidéos contradictoires sur un fait-divers qui vient s’opposer à la version officielle des médias. Un homme mort en centre-ville s'est suicidé selon les autorités et un autre avec les mêmes vêtements est passé à tabac. Qui croire ?
L’usage du réseau dérive ainsi à une «manipulation de la communauté virtuelle» comme le montre la blogueuse Sarah Ben Hamadi dans un article publié sur nawaat.org. Et pourtant le réseau social a toujours autant de connectés en Tunisie si ce n’est plus qu'après le 14 janvier. De 1.7 millions d’utilisateurs il est passé à 2.6 millions. Le manque de confiance persiste dans les médias traditionnels qui ont encore l’étiquette «médias de Ben Ali». Le repli vers Facebook est un réflexe pour beaucoup de tunisiens qui ont même créé des pages afin de dénoncer les «mensonges» médiatiques. Pour le journaliste web de Tunisie Haut débit, Welid Naffati, c’est ce malentendu sur l’usage de Facebook qui favorise ses dérives.
«Les Tunisiens étaient prédisposés bien avant la révolution à croire et prendre au sérieux le bouche à oreille sur Facebook. Pire encore: à l'époque, les Tunisiens mettaient systématiquement en doute toute information "tranquillisante". Du coup, les gens donnent du crédit à une intox alarmante et jamais à une "bonne" info officielle.»
Mais, il insiste aussi sur le paradoxe de l'internaute tunisien habitué au réseau même avant la révolution.
«En fait, c'est dans la nature du Tunisien, il doute beaucoup. Même s'il remet en cause Facebook, il va aussi continuer d'y aller par curiosité, par habitude, et parce que tout le monde aime la polémique».
Facebook et la propagande politique
Facebookratie, le titre d’un récent article écrit par par le blogueur Maher Tekakya est révélateur. L’usage du réseau par les partis politiques est bien basé sur la double place de média et de réseau social qu’occupe Facebook dans le paysage médiatique tunisien. Outre les fausses informations qui circulent, Facebook est aussi une plateforme de choix pour la communication et la propagande politique. Selon le blogueur Sélim, alias Carpe Diem, c’est bien un double jeu qui se joue sur Facebook:
«Il s’avère aujourd’hui que, si ce ne sont pas des partis politiques qui téléguident ces pages pour tenter de manipuler l’opinion, ce sont souvent d’anciens caciques du régime Ben Ali ou des amateurs qui contribuent à brouiller les messages et les informations sur la situation du pays. De fausses informations se propagent tous les jours sur des présumées attaques de salafistes ou l’appartenance de X ou Y à la franc-maçonnerie!! Bref, toute cette cacophonie ne contribue guère à faire élever le débat».
Quant aux partis politiques, leur fanpage sur Facebook n’est pas en reste. C’est le parti islamiste Ennahdha qui mène avec actuellement 63.788 like sur sa page officielle sans compter les pages annexes comme celle du leader Rached Ghannouchi (147 694 like). Le parti est suivi de loin par le PDP (Parti démocrate progressiste) par le parti du Congrès pour la république (CPR) (39 336 likes) et Moncef Marzouki (27 953 likes) le parti Ettakatol (24 580 likes) et son leader Mustapha Ben Jâafar (19 274 likes). Pour Welid Naffati cette augmentation des adhésions sur Facebook montre le risque de propagande menée via les réseaux sociaux:
«Twitter et Facebook n'ont servi que de support de contre-propagande durant les derniers jours de Ben Ali. Pas plus. Aujourd'hui, c'est devenu le média de propagande par excellence. Facebook et Twitter c'est la contre-révolution!».
Responsabiliser l'usage de Facebook
Comment faire pour trier le vrai du faux après la révolution? Les blogueurs tunisiens mettent en avant la nécessité de responsabiliser le citoyen qui se doit de recouper les informations qu’il reçoit avec celles données par les médias, très présents aussi sur le réseau social. Faire relativement confiance aux médias et tenter de diversifier ses sources d’informations serait aussi une solution pour contrer l’intox. On peut voir déjà un phénomène de prise en charge citoyenne du problème avec des pages facebook qui tentent de recenser les rumeurs. Autre méthode plus radicale: quitter définitivement le réseau comme Raoudha Kamoun ou modérer son utilisation afin d’éviter l’addiction à ce flot d’informations permanent.
Cette attitude permet aussi de relativiser l’importance donnée au réseau lors de la révolution. Le chercheur Yves Gonzalez Quijano, spécialiste de la culture et de la politique arabes rappelle qu’il s’agit avant tout d’un «instrument», destiné à évoluer.
«Il y a aujourd'hui probablement une tendance après tout assez naturelle à "gonfler" l'importance des médias sociaux. Après les avoir ignorés, c'est comme si aujourd'hui on se rattrapait en les créditant de toutes les vertus. Mais il faut sans doute insister encore et encore sur le fait que ces médias sociaux ne sont que des instruments. Ce n'est rien d'autre après tout qu'une technique, qui vient se greffer sur un ensemble de données, lesquelles se traduisent dans une formule politique. Il y a une temporalité dans toutes ses nouvelles technologies dont nous voyons l'éclosion. Les blogs ont joué un rôle à un moment, les réseaux sociaux sont sur le devant de la scène aujourd'hui, d'autres techniques surgiront demain. En revanche, ce qui est commun à tout cela, le pouvoir que ces nouvelles techniques ont de transformer les données sociales et politiques d'une société donnée, tout cela ne changera pas.»
Lilia Blaise
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