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Cheikh Hamidou Kane: «Je suis énormément déçu par Laurent Gbagbo»
Auteur de «L’aventure ambigüe», l'écrivain et ancien ministre sénégalais analyse pour SlateAfrique la politique africaine et la situation en Côte d’Ivoire.
Cheikh Hamidou Kane, 83 ans, n’est pas vraiment à la retraite. Cet écrivain, occupé depuis plusieurs années à la rédaction de ses mémoires, a participé du 11 au 13 juin 2011 au festival Etonnants voyageurs à Saint-Malo (France). Plusieurs générations d’écoliers d’Afrique francophone ont étudié son premier roman, L’aventure ambigüe (Julliard, 1961), un grand classique qui a posé une question restée centrale après les indépendances: l’acculturation et la perte de soi-même éprouvée par les Africains au contact avec l’Occident.
Cheikh Hamidou Kane est revenu à Saint-Malo sur son oeuvre, qui se résume à deux romans, L’aventure ambigüe et sa suite, Les gardiens du temple (Stock, 1995).
Il a aussi évoqué ses activités politiques du moment: il est en effet impliqué dans les assises nationales au Sénégal. Un vaste rassemblement de la société civile et de partis politiques présidé par Amadou Makhtar Mbow, ex-directeur général de l’Unesco, et auquel le camp du président Abdoulaye Wade a refusé de participer. Cheikh Hamidou Kane, lui, s’y trouve en tant qu’ancien ministre et «ancien» tout court, figure respectée et voix critique.
L’écrivain a aussi été, tout au long de sa vie, un homme de responsabilités et d’action, successivement gouverneur de Thiès (1960-62), premier conseiller à l’ambassade du Sénégal au Libéria (1963), vice-directeur du bureau régional de l’Unicef à Lagos, au Nigeria (1963-1967), sous-directeur du Centre de recherches pour le développement international (CRDI, coopération canadienne, 1974-1976) à Ottawa, ministre du Développement industriel et de l’artisanat sous Senghor (1978-1981), puis ministre du Plan et de la Coopération (1981-1988) sous Abdou Diouf.
D’origine peule, ce nomade des temps modernes est revenu pour SlateAfrique sur un sujet qui le passionne: la crise postélectorale en Côte d’Ivoire, un pays qu’il connaît bien pour y avoir vécu de 1967 à 1974, au temps de Félix Houphouët-Boigny, dans le cadre de ses fonctions de directeur du bureau régional de l’Unicef.
SlateAfrique - Compte tenu de ce qui s’est passé en Guinée, en Côte d’Ivoire et de ce qui risque de se passer en République démocratique du Congo (RDC), peut-on considérer que les élections sont toujours la panacée en Afrique?
Cheikh Hamidou Kane - Les élections représentent bien la solution. Les bailleurs de fonds et les nations occidentales ont raison d’exiger des élections des leaders africains actuels, qui se réclament de la démocratie mais trichent avec ces réalités. Le tout n’est pas de dire qu’on est démocrate. La démocratie suppose l’existence de contre-pouvoirs, dont bien des leaders politiques africains ne veulent pas.
Les populations sont parfaitement mûres. En Côte d’Ivoire, 54% des gens se sont prononcés pour un candidat qui n’était pas Laurent Gbagbo, malgré sa présence au pouvoir pendant dix ans et l’instrumentalisation des différences ethniques et religieuses. La même chose s’est passée en Guinée. Les peuples sont prêts à pratiquer la démocratie et leur aspiration va aller crescendo. Le printemps arabe a montré comment des jeunes ont imposé la révolution. Des jeunes qui ont vécu sous des régimes plus dictatoriaux qu’en Afrique noire.
SlateAfrique - Va-t-il y avoir un effet de contagion?
C. H. K. - Non, mais un effet qui procède d’un mouvement démographique. Dans tous ces pays, en Afrique noire plus encore que dans les pays arabes, les jeunes sont devenus les plus nombreux. Dans quelques temps, la jeunesse africaine sera la plus nombreuse du monde. Il faudra qu’on règle ses problèmes, qu’on l’éduque, qu’on la soigne, qu’on lui trouve du travail. On ne peut plus les laisser ces jeunes errer de ville en ville, errer de continent en continent, aborder les frontières de l’Europe et se faire refouler. Cela ne peut plus continuer.
SlateAfrique - Aurait-il fallu faire une transition plus longue en Guinée et laisser à la société plus de temps pour se réformer, créer des partis politiques dotés de véritables programmes?
C. H. K. - Encore une fois, les peuples sont prêts et comprennent ce qu’est l’alternance politique. Ce sont les leaders politiques modernes qui trichent. Ils trichent avec la règle démocratique qu’ils ont apprise en Occident, mais qu’ils n’utilisent que dans la mesure où elle les arrange, sans les contre-pouvoirs qui font toute la valeur de la démocratie. Les pouvoirs exécutif, parlementaire et judiciaire sont tous repris chez nous dans les mêmes mains présidentielles. Cela ne peut plus durer.
Les peuples n’ont pas besoin qu’on leur fasse des dessins. Je trouve tout à fait valable cette ingérence des pays du Nord et des Nations unies dans les processus électoraux de nos pays. Je ne suis pas de ces intellectuels qui disent que c’est une nouvelle domination de l’Occident sur les anciennes colonies. Ce n’est pas vrai. J’applaudis des deux mains à ce devoir d’ingérence et aux contrôles qui sont faits. Les gens qui n’en veulent pas, ce sont des tricheurs! Laurent Gbagbo avait donné son accord pour faire des élections avec l’aide des Nations unies. Au dernier moment, il n’a pas voulu en accepter les résultats.
SlateAfrique - Avez-vous été déçu par Laurent Gbagbo?
C. H. K. - Doublement déçu, parce que Gbagbo n’est pas un président comme les autres. Cet ancien professeur d’université appartient à l’élite intellectuelle. Avant d’accéder au pouvoir, il était pour l’unité africaine, les Etats-Unis d’Afrique et la démocratie. Il a suffi qu’il soit élu pour tourner le dos à tous ces idéaux, pratiquer une politique différente et s’accrocher au pouvoir.
Après deux mandats, dont le deuxième était confisqué, il a voulu rester à la tête du pays, au risque d’entraîner une guerre civile en Côte d’Ivoire. Il a contraint les Africains à avoir recours à l’armée française pour arbitrer le jeu. Cela, de la part d’un intellectuel comme lui, qui prétend être nationaliste…
SlateAfrique - Est-ce impardonnable?
C. H. K. - C’est impardonnable d’avoir triché au point d’avoir obligé les Nations unies et la France à intervenir!
SlateAfrique - Qu’avez-vous pensé de ces tentatives de médiations africaines qui ont toutes échoué en Côte d’Ivoire?
C. H. K. - Elles ont montré l’inefficacité des structures politiques africaines. C’est un échec de l’Union africaine (UA), dans une certaine mesure, malgré la place importante qu’ont joué des organisations sous-régionales comme la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao) et l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uémoa).
SlateAfrique - Qu’avez-vous pensé de l’intervention militaire française pour arrêter Laurent Gbagbo?
C. H. K. - Elle était nécessaire dans la mesure où, pendant les dix ans où Laurent Gbagbo a exercé le pouvoir, il n’a pas cessé de détourner les ressources budgétaires et le produit de la vente du café et du cacao pour acheter des armes lourdes. Il a armé des milices, en infraction avec les accords de paix qui avaient été signés. De l’autre côté, au Nord, les gens se sont aussi armés, avec moins d’armes lourdes cependant.
Si on avait laissé Gbagbo faire, non seulement il aurait contesté les résultats qui lui étaient défavorables, mais il aurait aussi massacré les populations. Il a bien fallu faire intervenir des armées qui avaient les moyens de détruire les armes lourdes aux mains du régime de Laurent Gbagbo. Les Nations unies et la France ont eu tout à fait le droit d’intervenir pour empêcher un génocide. Je regrette que ce soit dû à l’obstination de Gbagbo à pousser la tricherie jusqu’au bout.
SlateAfrique - La crise ivoirienne n’est-elle pas imputable à feu Félix Houphouët-Boigny, qui a laissé pousser les graines de la discorde et n’a pas bien réglé la question de sa succession?
C. H. K. - Au moment où les Français étaient contraints de donner la liberté et l’indépendance en Afrique, Félix Houphouët-Boigny a été le porte-parole de ceux qui ont voulu qu’on ne donne pas l’indépendance à deux fédérations regroupant plusieurs pays de l’Afrique occidentale et équatoriale…
Senghor [le premier président du Sénégal, ndlr] avait milité pour cette solution, mais Houphouët-Boigny —trompé en cela par le colonisateur français, qui voulait partir sans partir— a préconisé l’indépendance pays par pays. Il a dit à l’époque qu’il n’y avait pas de raison que la Côte d’Ivoire soit «la vache à lait de l’Afrique occidentale française».
Pourtant, la Côte d’Ivoire a été découpée par le colonisateur français et se trouve faite de morceaux de territoires pris à gauche et à droite. Il est injuste de dire que la Côte d’Ivoire est la propriété des gens du Sud. Si elle devenue riche comme elle l’est, c’est parce qu’elle a fait venir des populations du Nord pour travailler dans les plantations de café et de cacao. Depuis qu’elle existe, elle s’est faite ainsi. Houphouët est à l’origine de la marche solitaire de la Côte d’Ivoire par rapport aux autres pays…
SlateAfrique - Est-il aussi responsable de la marginalisation politique des populations du Nord?
C. H. K. - Il a créé un parti politique fédéral, le RDA, où des gens du Nord ont joué un rôle important. Ce parti existait aussi au Soudan français (l’actuel Mali), en Guinée et jusqu’au Tchad. Je ne comprends pas que ce dirigeant, qui a construit sa notoriété et sa force politique sur une dimension fédérale, se soit ensuite retranché dans les frontières de la Côte d’Ivoire. L’ivoirité, ce n’est pas viable. La Côte d’Ivoire ne peut jouer son rôle que si elle s’entend avec les populations et les pays voisins. Au sein de l’Uémoa, la Côte d’Ivoire a une place prépondérante, mais ce n’est possible que s’il y a une économie intégrée...
SlateAfrique - N’est-ce pas ironique, d’avoir une crise de cette ampleur, l’année du cinquantenaire des indépendances?
C. H. K. - Cette indépendance ne sera complète que lorsque les Africains auront créé un pouvoir politique fédéral ou confédéral…
SlateAfrique - Vous y croyez vraiment?
C. H. K. - J’y crois! La Cédéao est une étape sur ce chemin. Si cet ensemble avait été doté d’une monnaie et d'une armée, elle aurait pu intervenir en Côte d’Ivoire. Il vaut mieux former les contingents de la Brigade de surveillance du cessez-le-feu de la Cédéao (Ecomog), qui existent déjà, pour intervenir dans les conflits internes au continent africain et aider à le protéger des incursions terroristes de tout bord, notamment ceux dans le Sahara. Il faut donner une force militaire importante, des outils, des armes et leur permettre de se poser en arbitre.
SlateAfrique - Ne faudrait-il pas commencer par dépasser 54 nationalismes, avant de créer cette fédération?
C. H. K. - Faire les Etats-Unis d’Afrique ne signifie pas dépouiller les pays actuels de tout pouvoir: comme les Etats américains fédérés, qui ont des gouverneurs, des parlements, ils peuvent garder certains pouvoirs. Comme l’ont fait les Américains et les Européens, il faut s’unir pour faire le poids dans le monde contemporain. On peut garder les 54 Etats mais conserver au-dessus un gouvernement fédéral qui disposerait d’un pouvoir politique, économique et judiciaire, pour être l’interlocuteur unique de notre continent.
SlateAfrique - N’est-ce pas le vieux rêve de votre génération, qui a vu naître l’OUA, l'ex-Union africaine, en 1963, dans la foulée des indépendances?
C. H. K. - L’évolution du monde, la place de plus en plus importante des jeunes va obliger les Etats africains à s’organiser de manière à pouvoir instruire, nourrir et donner du travail à la jeunesse. On ne peut pas le faire avec les 54 petits Etats de l’Afrique d’aujourd’hui, mais seulement si les ressources du continent sont gérées par une instance fédérale. Dans l’état actuel des choses, quel poids voulez-vous que le gouvernement du Tchad ait vis-à-vis d’Areva ou celui du Gabon vis-à-vis d’une multinationale comme Total?
SlateAfrique - Cela permettrait-il de décoloniser encore plus, en créant des ponts entre l’Afrique francophone et anglophone?
C. H. K - La Cédéao est la première autorité à regrouper d’anciennes colonies françaises, portugaises et britanniques. J’aime à rappeler une définition de l’historien burkinabè Joseph Ki-Zerbo (1922-2006). L’histoire de l’Afrique, depuis la rencontre avec les Occidentaux et le prévèlement de bois d’ébène sur les côtes africaines, est marquée par trois grandes dépossessions: celle de son initiative politique, de son identité endogène et de son espace.
Sur le plan politique, l’arrivée des explorateurs occidentaux a coïncidé avec la disparition des rois, des empereurs qui étaient là avant la colonisation. Sur le plan de l’identité, nous avons renoncé à nos langues et à nos lois, comme si nous ne nous étions pas gouvernés jusque-là. Sur le plan spatial, les 54 Etats actuels n’ont aucune relation avec l’espace géopolitique qui existait avant.
La renaissance de l’Afrique passe par la fin de ces trois dépossessions. Il faut créer un pouvoir continental africain et enseigner dans nos écoles nos langues et notre histoire —et non celles de l’Europe.
Propos recueillis par Sabine Cessou