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Qu’aurait pensé Fela de l’Afrique d’aujourd’hui?
La légende de l’Afrobeat aurait sûrement été inspirée par la récente élection présidentielle nigériane et par l’explosion démocratique en Afrique.
Mise à jour du 2 aout 2012: Quinze ans après sa mort, la famille de Fela Kuti veut transformer sa maison à Lagos en musée pour préserver l'héritage du musicien nigérian, célèbre pour sa musique afrobeat, ses critiques véhémentes contre la corruption et son style de vie hors normes.
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Fin avril 2011, la comédie musicale Fela!, primée à Broadway, était à l'affiche à Lagos, au Nigeria. Je m’y suis déplacé, invité par les organisateurs, pour voir le spectacle. À peine monté sur scène, Sahr Ngaujah, l’acteur qui incarne Fela Anikulapo Kuti, parfait interprète du musicien défunt, me transporta immédiatement dans les années 1970.
L’expérience était d’autant plus émouvante que le spectacle avait lieu au même moment que ce qui fut qualifié d’élections les plus libres et justes que le Nigeria ait jamais connues, alors que la victoire de Goodluck Jonathan introduisait l’espoir, si nécessaire, de la possibilité d’un changement —pas seulement pour le Nigeria— mais pour toute l’Afrique de l’Ouest. Assis dans le public, sous le charme, je ne pus m’empêcher de me demander ce que Fela penserait de ce pays, et de notre continent, s’il était encore là aujourd’hui.
Les années 1970 furent celles de mon adolescence et de ma vie de jeune adulte. À cette époque, ma conscience politique et mon sentiment d’identité culturelle se formaient à peine, et comme pour tant de ceux qui devinrent adultes à ce moment-là, la musique de Fela Kuti joua un rôle décisif.
Nos identités africaines
L’émergence de la télévision et des radios FM, associée à l’accessibilité croissante des transports aériens, avaient renforcé l’influence de la culture occidentale à la fois au Ghana et au Nigeria. Nous avions beau porter des pattes d’eph’ et des chaussures compensées, écouter James Brown et utiliser des mots d’argot américain, Fela et son Afrobeat nous enracinaient fermement dans la fierté de nos identités africaines. Les paroles «I no be gentleman at all, I be Africa man original» [je ne suis pas un gentleman, je suis avant tout un Africain] de la chanson Gentleman étaient quasiment un hymne.
Si nous n’avions aucun doute sur qui nous étions, personne ne pouvait plus dire avec certitude ce que l’Afrique était devenue. La ferveur de la période d’indépendance post-coloniale avait disparu, et l’avenir de l’Afrique, que tout le monde avait imaginé glorieux, était désormais dans la balance. Les démocraties balbutiantes cédèrent la place aux dictatures tandis que chaque pays après l'autre subissait coup d’État sur coup d’État militaire.
La musique de Fela abordait les problèmes de la corruption, de la brutalité militaire, de la justice tant sociale qu’économique, et fournissait un exutoire à notre indignation et à nos frustrations. Il chantait ce que tant de gens ressentaient mais n’osaient dire, par peur des conséquences.
Les «décennies perdues»
Sa musique en fit un ennemi d’État au Nigeria. Il fût harcelé, et même emprisonné, par le gouvernement. Pendant un moment, Fela dut fuir et se refugier au Ghana, jusqu’à ce que le gouvernement de ce pays, de plus en plus mal à l’aise devant la nature révoltée de sa musique, lui ordonna de retourner au Nigeria.
Cette période, du début des années 1970 à la fin des années 1990, que l’œuvre musicale entière de Fela documente et critique, est souvent qualifiée de «décennies perdues» de l’Afrique. Pendant ces années, le continent ne connut absolument aucune sorte de croissance notable dans aucun domaine. Alors qu’autrefois, les noirs de la diaspora revendiquaient leur droit au retour en Afrique, on assistait dorénavant à un exode de masse, qui mutila le continent en le privant de la plupart des cerveaux les plus prometteurs.
Et puis, arriva l’épidémie de sida qui ravagea encore davantage son peuple et qui, avec la peur et la stigmatisation qui accompagnèrent la maladie, jeta une ombre sur l’image et la réputation de l’Afrique. Le sida et les complications qui lui sont liées annihilèrent un nombre incalculable de vies, y compris celle de l’homme que nous appelions affectueusement le «Black President», Fela Kuti.
Depuis le début de son histoire, la force de l’Afrique a toujours été sa capacité à guérir et à prouver au reste de la communauté internationale qu’il faudra toujours compter avec elle. Et c’est précisément ce qui est en train d’arriver aujourd’hui. Un certain nombre de situations qui faisaient enrager Fela appartiennent désormais au passé. Les coups d’État et les dictatures, instaurés par le genre d'hommes de main que Fela qualifia notoirement de zombies, sont en passe de devenir un souvenir.
La démocratie et l’État de droit gagnent du terrain. Rien que l’année dernière, au moins une douzaine de pays africains ont tenu des élections. Le Ghana a organisé sa dernière élection présidentielle en 2008. Nos économies se stabilisent.
Conséquence de ces progrès, un grand nombre d’Africains qui avait fui pour trouver un asile politique et économique à l’étranger reviennent. Ce flux de professions libérales de haut niveau et d’ouvriers qualifiés a accéléré le rythme du développement du continent.
Le Nigeria va de l'avant
Le Nigeria, en particulier, semble être au cœur d’une reprise significative. Avec environ 154.729.000 habitants, c’est le pays le plus peuplé d’Afrique et, par conséquent, l’un de ses plus importants. C’est aussi l’un des 10 premiers producteurs de pétrole au monde et l’un des plus grands pôles économiques africains.
La corruption, une mauvaise gouvernance et les tensions religieuses et ethniques ont aussi fait du Nigeria l’une des nations les plus troublées. Cependant, depuis un peu plus de dix ans, le progrès politique du pays est constant. Quand le général Sani Abacha, son dernier dirigeant militaire, est mort brusquement en 1998, le pays a lentement retrouvé le chemin de la démocratie. Un gouvernement par intérim a été mis en place, des élections ont été organisées et le pouvoir a été transmis au vainqueur, Olusegun Obasanjo.
Ancien soldat, Obasanjo avait déjà été chef d’État. Cette fois, cependant, il n’était plus un chef militaire mais un président élu par le peuple. Après deux mandats, il passa le pouvoir à Umaru Yar'Adua, qui remporta des élections largement critiquées par des observateurs indépendants et par ses opposants politiques, qui alléguèrent des fraudes électorales.
En 2010, quand ses problèmes de santé provoquèrent la mort de Yar'Adua alors qu’il lui restait une année de présidence, son vice-président, Goodluck Jonathan, dut le remplacer. Il s’agissait là d’un événement imprévu, et les spéculations sur ce qui allait advenir par la suite allèrent bon train. Le moment était à l’incertitude.
Chacun se demandait ce qu’allaient amener les élections suivantes, et si Jonathan serait vraiment capable de s’appuyer sur sa force et son leadership —et de gagner. Le fait qu’il y soit parvenu, avec presque 60% des suffrages, fut un signe d’espoir. Le Nigeria allait vraiment de l’avant.
La fierté du Black Président
L’un des plus grands défis que le Nigeria et la plupart des autres nations africaines aient à relever est la lutte contre le sida. Mais même dans ce domaine, les statistiques montrent que les Africains sont en train de gagner. Jonathan et moi étions tous deux aux États-Unis la même semaine, tout comme plus d’une douzaine d’autres chefs d’États africains, dans le cadre de la réunion de haut niveau sur le sida 2011 qui vise à mettre au point les démarches pour continuer à réduire la prévalence de la maladie dans nos pays respectifs. L’incidence du sida et des maladies qui y sont liées est relativement basse à la fois au Ghana et au Nigeria, touchant moins de 4% de leurs populations. Mais nous pouvons faire mieux, et je crois que nous y arriverons.
En regardant l’immense talent dont faisaient étalage Sahr Ngaujah et les autres membres de la troupe de Fela! ce soir-là à Lagos, et à mesure que la franchise de Fela me revenait à l’esprit, je dus admettre que s’il était encore vivant, il trouverait encore facilement de nombreux thèmes de chanson.
L’une de mes chansons préférées du répertoire de Fela est No Agreement. Elle parle de l’importance de crier son opposition face à l’injustice, ce que tous les Africains se sont mis à faire ces derniers temps, sans craindre les conséquences, en prenant la parole et en glissant leurs bulletins dans les urnes. Et ceci, j’en suis certain, aurait fait la fierté du Black President!:
«No agreement today, no agreement tomorrow/I no go agree make my brother hungry/Make I no talk.» [Pas d’accord aujourd’hui, pas d’accord demain/Je ne serai jamais d’accord pour affamer mon frère/Vous ne me ferez pas dire ça].
John Dramani Mahama, vice-président de la république du Ghana
The Root
Traduit par Bérengère Viennot