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Une nuit dans Le Caire des insurgés
Au dixième jour de l’insurrection, les affrontements entre anti- et pro-Moubarak faisaient rage dans la capitale égyptienne. Reportage.
Le Caire. Jeudi 3 février. Dixième jour d'insurrection. Impossible de fermer l'œil. Il est quatre heures du matin. Trop de bruit, trop de cris, trop de grondements. Les portes claquent dans l'immeuble, les coups de feu dans le ciel. L'affrontement entre pro- et anti-Moubarak fait rage. Une deuxième journée se profile, encore plus sanglante. Recroquevillé sur un divan, je cherche le sommeil, avec trois confrères échoués sur les divans d'un immense appartement qui domine la place Tahrir.
Nouvelle salve de tirs. «Oh my god!», crie une voix. Je cours sur le balcon, enjambe des corps endormis, épuisés; nerveusement, physiquement. Emmitouflés dans des couvertures, des Égyptiens de tous âges squattent les fauteuils, les lits, les chaises de ce gîte providentiel. La classe aisée, éduquée, cultivée, trilingue des anti-Moubarak. Mohamed a débarqué le matin même d'Allemagne où il étudie l'architecture, «avec de l'argent pour sa famille». Il y a quelques jours, il manifestait à Francfort devant l'ambassade. Mais il fallait qu'il rentre au pays apporter sa pierre à la révolution.
Au fond d'un couloir, dans un bureau transformé en cellule Internet, des jeunes veillent et bombardent Facebook de vidéos, de photos, de messages. «Il ne faut pas s'arrêter. Si nous perdons la bataille maintenant, chacun de nous sera arrêté, harcelé, torturé dans les mois qui viennent», lance Alaam, un blogueur de 32 ans, qui pousse, chaque jour, des cris sur le site d'un quotidien français. Il parle de crimes de guerre, de crimes contre l'humanité, de terrorisme d'état.
Je croise le propriétaire de l'appartement, un artiste aux tempes grisonnantes, élevé au rang de «héros national» par la trentaine de réfugiés qui a investi ses salons, sa cuisine, sa terrasse, ses chambres. Débordé, collé au téléphone, il échange des informations avec le terrain, lance un appel aux donneurs de sang, angoisse: «Le régime devient fou».
Je cherche les photographes qui nous ont conduit dans ce refuge lorsque quelques heures auparavant, nous mesurions, devant une petite mosquée à l'arrière du square, près de la rue Talaat Haarb qui sert de centre de secours, l'escalade meurtrière et le danger pour nos vies.
On ne savait plus qui était qui. Des blessés pro-Moubarak avouaient qu'ils avaient été payés par le régime, ressortaient menottés, conspués par la foule. Des docteurs recousaient les tempes, les lèvres, à même les trottoirs. On nous intimait de fuir.
«Aujourd'hui, ce sera pire. Les hommes de main du régime feront la chasse à tous les contestataires, aux journalistes étrangers. Ils en ont déjà lynché plusieurs», prévient un reporter égyptien, affalé sur un matelas. «On est tous des agents du Mossad, payés pour détruire l'image de l'Égypte». La campagne de propagande du gouvernement sur la télévision d'État pour casser ce printemps du Caire «hallucine» Heiba. Lessivée, cette peintre-graphiste tend des cafés et présente la nouvelle sonnerie de son portable. Ce tube venu de Tunisie: «El shab yourid escot el nizam (Le peuple veut la chute du régime)».
Sur le balcon, Ismael craque. Sous ses yeux, fourbus, déterminés, quelques centaines d'opposants au régime rassemblent des tas de pierres, en vue de la nouvelle journée de bataille qui se dessine pour le contrôle de la place Tahrir: «Que va faire le régime? Il va nous tuer un à un avec l'armée?».
Ce gynécologue a «tué la peur» vendredi dernier. Jusque là, il suivait les événements de loin. Aujourd'hui, il est prêt à «mourir pour être dans les livres d'histoire». Sept heures. Yasser m'appelle. Mon voisin s'inquiète: «Are you safe?». Il ne sort plus de chez lui depuis dix jours, devient fou, porte un pistolet à la ceinture, pour protéger sa famille, notre immeuble.
Akim Bouhabiba