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Le ramadan coûte cher à l'Algérie
(Article d'archive) Durant le mois de jeûne, l'Algérie tourne au ralenti. Absentéisme et sous-production coûtent cher à l'Etat, mais la question reste taboue.
«J’ai fait mes calculs: on travaille un peu plus de 200 jours par an. On est le seul peuple qui a deux mois de congé annuels: les vacances d’été et le ramadan, en plus des jours fériés nationaux et religieux.»
C’est le patron de la plus grosse boîte de promotion immobilière de l’ouest algérien qui parle ici d’un tabou national: le coût économique d’un mois de jeûne.
Chaque année, le casting est le même: d’un côté un pouvoir qui fait dans l’alimentaire de masse en annonçant des importations massives de viande, de lait ou de semoule pour contrer les possibles émeutes dues à l’inflation durant le ramadan; de l’autre, une population qui crie mollement à la flambée des prix, au commerce sans contrôle et à la baisse du pouvoir d’achat. Entre les deux, un longue liste de ministres du Commerce qui ont tenté l’impossible: le contrôle des prix à l’ère du marché libre.
«Dans le tas, personne ne parle du coût d’un mois de vacances forcées pour les Algériens», assure le promoteur.
L'Algérie tourne au ralenti
Car durant le mois ramadan —et c’est connu— l’Algérien, tout comme les jeûneurs des autres pays arabes force peu sur la cadence, réduit ses horaires et sa capacité à produire de la plus-value et prétexte l’exercice de la foi pour suspendre ses usines. En règle générale, le crash annuel touche presque tous les secteurs: services, bâtiment, industrie, hôtellerie, etc. Rien n’est épargné, sauf le commerce. La surconsommation induite avec le rush sur les étalages et les boutiques fait le bonheur des commerçants —mais pas du reste de l’économie.
Combien coûte donc le ramadan à l’économie nationale? Le sujet n’a jamais été évoqué officiellement. Ni par le gouvernement, ni par les organisations patronales, dont le plus puissant et le plus libéral en principe: le Forum des chefs d’entreprises (FCE).
La cause? Le conservatisme rampant est devenu une doctrine d’Etat. On voit mal, sous la présidence d’un homme qui a lancé le projet d’une mosquée de plusieurs milliards d’euros et imposé l’appel à la prière à la télévision, des chefs d’entreprise demander des solutions contre l’absentéisme, la sous-production et les horaires réduits que supposent ce mois de jeûne.
«Les Algériens confondent travailler et être à son poste de travail; pendant le ramadan, ce sont les absences qui font loi. Vous devinez le coût? Nos parents n’avaient pas cette mentalité. Pour eux, travailler durant le ramadan ou les autres mois de l’année, c’est kif-kif», explique cet ancien cadre de la vieille génération, aujourd’hui chef d’une entreprise en bâtiment de quelques 3.000 salariés.
La solution?
«Je ne sais pas. J’en ai essayé plusieurs: j’ai imposé le congé annuel durant le mois du ramadan, mais ce n’est pas une décision facile à faire accepter. Ensuite, j’ai décidé d’organiser le travail par rotation: une journée de 12 heures suivie d’une journée et demi de repos. Mais c’est peu rentable pour moi et ça ralentit les chantiers. Restait la solution du travail nocturne, après la rupture du jeûne, mais là aussi j’avais un problème de logistique pour transporter les employés et assurer les rotations.»
Pour le secteur public, enfant gâté de la rente pétrolière, un communiqué suffit comme fatwa:
«Les horaires de travail durant le mois de Ramadhan applicables dans les institutions et les administrations publiques seront de 9h à 16h, du dimanche au jeudi, a indiqué mercredi 27 juillet un communiqué de la direction générale de la fonction publique. Les horaires habituels de travail reprendront après l’Aïd El Fitr». Traduction: les employés rejoignent généralement leur poste vers les 10h30 ou 11h, et le quittent vers 13h pour la folle course aux achats et la sieste qu’impose une saison de pics de chaleur monstrueux.
«Les administrations cessent toute activité durant ce mois. Cela se traduit par des arrêts forcés pour mes transactions et mes cadres, chargés de monter les dossiers», ajoute le patron.
De nombreux chefs d’entreprises privées interrogés préfèrent garder le silence sur le sujet par crainte de malentendus. Entre intimes, la jérémiade est vieille comme le prophète. Mais en public, on préfère payer l’impôt de Dieu par une facture de pertes acceptées et intégrées au coût général.
Pour cette année cependant —et pour les cinq ou six années qui vont suivre—, le ramadan aura cette particularité de coïncider avec la saison des grandes chaleurs. On devine un peu la crise pour certains secteurs saisonniers comme les stations balnéaires, les hôtels du littoral et tout ce qui va avec comme les restaurants, piscines et le tourisme intérieur. Certains journaux algériens ont conclu à la catastrophe dans les centres habituellement très fréquentés, surtout en bord de mer. Les familles algériennes préfèrent manger chez elles et les formules au rabais ne les intéressent plus.
Le remake du week-end algérien
Officiellement donc, les Algériens préfèrent les salaires de Dieu en jeûnant ce mois et en travaillant peu, mais ce sont les patrons et l’économie nationale qui payent. Le débat mettra du temps à être admis, peut-être autant que la question du week-end semi-universel algérien, maintenu décennies de jeudi à vendredi, avec d’énormes pertes pour une économie nationale qui se retrouvait décalée par rapport au samedi/dimanche de l’Occident, client et fournisseur.
Combien avait coûté ce week-end algérien, appliqué depuis 1976, à l’économie? On ne sait pas bien. Des chiffres ont été publiés, mais ils restent invérifiables: de 700.000 euros à 3,5 millions par jour, ce qui représente environ 350 à 490 millions d’euros de pertes par an.
«D’autres estimations de la Société financière internationale (SFI, filiale de la Banque mondiale) indiquent que l’Algérie perd chaque année près d’un milliard de dollars pour cause de décalage entre le congé hebdomadaire local et le week-end universel», indique Algérie360.
C’est dire que pour le ramadan, on n’en saura rien pour le moment.
Et ailleurs?
Comment font les autres pays arabes ou musulmans? Dans la Tunisie de Ben Ali, la question était réglée par une laïcisation forcée de la vie publique et par une solution qui date de l’époque du président Bourguiba (1957-1987):
«L'horaire administratif d'été pour les agents de l'Etat, des collectivités locales et des établissements publics à caractère administratif est fixé comme suit par le Premier ministère: De 8h à 14h pour la période allant du mercredi 1er juillet 2009 jusqu'à l'avènement du mois de Ramadan.»
Débat clos. Au Maroc, la question du coût du ramadan semble être moins taboue. La presse en parle et tente de sensibiliser. Des blagues circulent. Un malin interroge un autre sur le nombre d’années jeûnées par les musulmans depuis l’avènement de l’Islam:
«A peu près 140 ans sur 14 siècles», répond le patient mathématicien.
«C’est le retard que nous avons sur l’Occident», rétorque son amie.
Kamel Daoud
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