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Mahamat Saleh Haroun: «La pensée a déserté le cinéma africain»
Entretien avec le cinéaste tchadien Mahamat Saleh Haroun, qui avait critiqué ouvertement le Festival panafricain de cinéma de Ouagadougou en mars dernier, et s'interroge sur l'avenir du 7e art africain.
Rencontré durant le Festival de Cannes, où il faisait partie du jury officiel, le cinéaste tchadien Mahamat Saleh Haroun avait déclenché un beau vacarme en critiquant ouvertement ce qu’est devenu le Festival panafricain de cinéma de Ouagadougou (Fespaco) lors de sa 22e édition en mars dernier au Burkina Faso.
En dénonçant les dérives et scléroses de la plus importante vitrine du cinéma africain, le réalisateur d’Abouna et de Daratt contribuait à réinterroger l’état et l’avenir du cinéma africain de manière plus large. Un cinéma dont il est aujourd’hui, artistiquement et politiquement, une figure majeure.
Mahamat Saleh Haroun - Quand j’ai émis mes critiques, je n’avais pas conscience du désir de changement chez les cinéastes africains. Ce que j’ai dit s’adressait aux politiques. Il y a à l’évidence une sclérose, une absence de vision pour inscrire ce lieu mythique qu’est le Fespaco dans l’état contemporain du cinéma en général, et a fortiori dans son avenir.
C’est lié, même si à l’époque je n’ai pas voulu le formuler, à la situation politique dans le pays lui-même, au Burkina. Il y a une usure du pouvoir, et le Fespaco est devenu une sorte de tribune pour le pouvoir burkinabè, auquel les cinéastes doivent prêter allégeance. A la cérémonie de clôture, tous les membres des différents jurys, soit une trentaine de personnalités du cinéma africain, doivent faire la queue pour aller serrer la main du président de la République, qui se trouve près de deux mètres en surplomb.
Je me souviens qu’il y a deux ans, l’Office du tourisme donnait aux lauréats un chapeau et il fallait venir se découvrir devant le président Compaoré pour recevoir son prix. Il y a une utilisation politicienne, malsaine, du Fespaco. J’ai voulu faire entendre que le Fespaco devait être une célébration du cinéma et de lui seul, pas d’un pouvoir quel qu’il soit.
Aujourd’hui, il y a urgence à ce que le Fespaco trouve son autonomie. Il faut qu’il cesse d’appartenir à l’Etat burkinabè, et que sa direction ne soit plus une étape dans la carrière des hommes politiques locaux.
Il y a aussi la question du numérique. Il est aberrant aujourd’hui que les films présentés sur support numérique ne puissent pas concourir. Ce sont des combats d’arrière-garde. C’est pourquoi j’ai dit que «la pensée a déserté le cinéma»; il n’y a plus de réflexion sur la situation contemporaine et ses implications. C’est d’ailleurs aussi le thème de mes films: la question de la responsabilité face aux problèmes qui se posent à mes personnages, et la manière dont ils fuient face à cette exigence. C’est ce à quoi on assiste, et pas seulement au Fespaco.
SlateAfrique - Vos déclarations ont rencontré un écho important…
M.S.H - Oui, surtout de la part de jeunes réalisateurs. Les réalisateurs burkinabè sont les premiers à souffrir de la situation, et eux ne peuvent rien dire.
SlateAfrique - On est face à un paradoxe, du moins en apparence: vous dénoncez une présence excessive de l’Etat, alors que d’une manière générale c’est plutôt l’indifférence des Etats au cinéma qui est dénoncé en Afrique.
M.S.H - Cette contradiction est en fait une illusion d’optique; c’est la même chose. Les politiques en Afrique ne comprennent rien, nous manquons de ce que la philosophe Cynthia Fleury appelle «les Courageux», ceux qui sont capables d’agir sans étendre un bénéfice immédiat. Avec le Fespaco on a affaire à des gens qui l’utilisent pour leurs propres intérêts. Ailleurs, comme ils n’y voient pas de bénéfice immédiat ils ne font rien.
SlateAfrique - C’est un peu différent au Tchad.
M.S.H - La fierté née de la reconnaissance internationale qui a accompagné Un homme qui crie [le film de Mahamat Saleh Haroun qui a reçu le Prix du jury au Festival de Cannes 2010, ndlr] a aidé à ce que le gouvernement prenne conscience qu’il y avait en enjeu, et qu’il se devait d’accompagner le mouvement. Maintenant, il faut travailler à établir la bonne distance entre le cinéma et l’Etat, cette distance qui manque à présent au Burkina.
SlateAfrique - Tout ce qui s’est passé dans le cinéma depuis le début des années 90 en Afrique subsaharienne —hormis le cas sud-africain— est dû uniquement à des individus. C’est ce qui en fait la fragilité.
M.S.H - Absolument. Le cinéma a besoin de collectif, de structures. Un des enjeux essentiels à mes yeux aujourd’hui est la création d’écoles de cinéma. Nous souffrons d’un terrible isolement, il faut des lieux qui soient des creusets, des espaces d’échange et de construction collective en même temps que d’apprentissage. Sinon, nous aurons sans doute encore des personnalités remarquables comme Sembène Ousmane, Souleymane Cissé ou Idrissa Ouedraogo, mais sans que leur talent et leur énergie permettent de construire quelque chose de durable.
Nous avons aussi besoin de formation pour que les nouveaux venus qui apparaissent dans le cinéma aient une chance de s’inscrire dans une certaine durée. Cette question-là, on ne peut pas l’éviter en Afrique, on ne peut pas l’éviter. Tant qu’elle n’est pas prise en compte, nous assistons à la défaite de la pensée que je dénonce.
SlateAfrique - Le constat est le même pour toute l’Afrique, pour les zones francophones, anglophones et lusophones?
M.S.H - Oui, à l’exception de l’Afrique du Sud où les conditions sont différentes. Ailleurs on est dans les mêmes cafouillages. Il faut bâtir avec ces jeunes qui aiment le cinéma. J’en rencontre qui, à 20 ans, ont vu 1.000 films de Bollywood, qui parlent hindi rien qu’à cause de ces films, regardés sans sous-titres.
Nous avons besoin de ces gens-là, à condition de les aider à aller ailleurs. Il ne s’agit pas de former uniquement des réalisateurs, surtout pas, il faut des gens à tous les postes pour que nous puissions atteindre une certaine régularité dans la production. Ce devrait être le rôle des Etats.
SlateAfrique - La Fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci) est-elle en mesure de jouer un rôle pour obtenir une telle action des responsables politiques?
M.S.H - Il me semble que ce devrait être son rôle principal. Pour exister, nos films ont besoin de ce que j’appelle un «territoire d’épanouissement»: pour marcher, ils ont besoin d’un espace de déploiement —espace symbolique, matériel, technique, financier, professionnel, médiatique, espace politique. Il faut qu’existe au départ la possibilité de respirer, pour pouvoir ensuite se développer. Comme il est clair que les gouvernements ne le feront pas d’eux-mêmes, c’est aux cinéastes d’agir pour les convaincre.
SlateAfrique - Sont-ils disposés à le faire?
M.S.H - Le problème est que, pour de multiples raisons souvent très légitimes, les cinéastes sont en situation d’opposition sur le plan politique avec les gouvernements de leur pays. Du coup, ils ne veulent pas leur adresser la parole, ils ne veulent rien demander. Je pense que c’est une erreur. On ne peut pas attendre indéfiniment qu’un pouvoir qui nous plaise soit installé.
Il faut discuter avec ceux qui ont le contrôle de nos sociétés, et essayer de faire avancer les choses. Tout en gardant ses propres convictions, il ne faut pas jouer les saintes nitouches. Sinon rien n’avancera. La Fepaci devrait être la base commune des cinéastes sur laquelle s’appuyer pour lancer ces demandes aux différents gouvernements.
SlateAfrique - Le réalisateur tunisien Ferid Boughedir défend une initiative où Abdou Diouf, l’ancien président sénégalais, deviendrait au nom de la Fepaci une sorte d’ambassadeur auprès des gouvernements africains pour plaider la cause d’une politique de soutien au cinéma. Qu’en pensez-vous?
M.S.H - Pourquoi pas? Mais je m’interroge sur la capacité d’Abdou Diouf de mener une telle mission. Comme président, il a laissé le cinéma péricliter dans son pays. Mais aujourd’hui au Sénégal, un des pays les plus prospères du continent, il n’y a plus de salles de cinéma.
Il faudrait que les dirigeants de tous les pays s’engagent à maintenir au moins les salles existantes, et à interdire qu’elles deviennent des lieux de cultes après avoir été rachetées par des églises ou des sectes, comme ça arrive un peu partout. Je crois que c’est aux cinéastes de s’organiser et se mobiliser pour agir sur le gouvernement de leur pays, avec l’appui de la Fepaci.
SlateAfrique - Parmi les écoles existantes il y a celle de Gaston Kaboré à Ouaga, Imagine.
M.S.H - Ce qu’il a fait à Ouagadougou est très bien, mais ce n’est pas ce modèle que je défends. Son école, qui est une institution privée, propose des formations courtes. Pour ma part, je crois à la nécessité d’un enseignement sur plusieurs années, dans un cadre public, sur un schéma inspiré de La fémis ou de l’Insas en Belgique.
Il faut notamment mettre l’accent sur les modes d’écritures cinématographiques, avec un rapport à la cinéphilie, à l’héritage du langage cinématographique. Sinon, avec la facilité d’accès aux outils permise par le numérique, les gens brûlent les étapes et se perdent en chemin, ou répètent de vieilles erreurs.
Il faut une école où interviennent des auteurs et des critiques, et aussi des écrivains et des journalistes, pour apprendre à raconter, à décrire. Il faut pouvoir être créatifs au niveau réclamé par les standards internationaux, il n’est pas possible de rester dans notre coin. L’Afrique ne peut pas se permettre de rester isolée.
SlateAfrique - Vous considérez que, comme vous-même, les futurs réalisateurs africains devraient passer par une reconnaissance internationale pour pouvoir construire en Afrique?
M.S.H - Absolument. Sinon on reste confinés, «provincialisés». Il faut faire des détours, mais pour revenir sur son territoire. Mais le point essentiel est la formation. Et, j’insiste, pour tous les postes. Cela a aussi des incidences importantes sur les budgets: en Argentine, au Chili, partout en Amérique latine les films sont entièrement fabriqués par des professionnels compétents locaux. En Afrique, regardez les génériques: la plupart des postes techniques sont occupés par des Français ou d’autres Européens! Avec de multiples effets, notamment financiers.
Ça veut dire que plus de 50 ans après les indépendances, nous n’avons pas été capables de former des chefs opérateurs, des ingénieurs du son, des monteurs, tous ces gens qui sont essentiels à la construction de récits et de représentations. Et c’est bien entendu également vrai des acteurs —c’est sans doute encore plus important. Il faut former de nouvelles générations d’acteurs, d’acteurs de cinéma.
SlateAfrique - Vous avez réussi à faire rouvrir une salle à Ndjamena, le Normandie. Comment cela s’est-il passé?
M.S.H - Nous avons rénové la salle que j’avais filmée dans Bye-Bye Africa en 1998, qui était en ruines. On a obtenu un million d’euros. Le gouvernement a pris conscience de l’importance de l’enjeu et nous a aidé. Il a aussi voté une loi, qui n’a pas d’équivalent au sud du Sahara, selon laquelle un pourcentage est prélevé sur le coût de chaque communication avec les téléphones portables pour alimenter un fond de soutien au cinéma et à l’audiovisuel. Et le troisième aspect de cette action publique est le projet de création d’une école, qui m’a été demandé et que je présenterai au cours de l’été prochain. Elle doit ouvrir en 2013. Ces trois points dessinent le territoire d’épanouissement que j’appelle de mes vœux pour le cinéma en Afrique.
SlateAfrique - Quelle est l’étape suivante?
M.S.H - Il ne faut pas que cela se passe uniquement au Tchad, il faut que les réalisateurs s’organisent dans leur pays pour faire aussi avancer les choses ailleurs. J’irai dans d’autres pays pour essayer de susciter des mobilisations similaires, et mettre en place des dispositifs comparables. Il faut produire les conditions d’une certaine quantité et d’une certaine continuité, mais en se posant d’emblée la question de la qualité.
Le contre-exemple de Nollywood, avec ses milliers d’heures de productions sans intérêt, d’où n’est rien sorti en termes de cinéma malgré les grands espoirs que certains y ont mis à l’origine, montre qu’on ne peut pas tabler seulement sur la quantité. Il faut une formation de haut niveau. Nous ferons venir aussi des intervenants étrangers et établirons des partenariats avec d’autres écoles. Nous avons commencé à les mettre en place pour que des élèves puissent continuer leurs études dans d’autres écoles. Il ne faut pas rester isolés.
Post-scriptum: Quelques jours après l’entretien avec M.S. Haroun, un autre réalisateur, Bassek Ba Kobhio, inaugurait une autre école de cinéma à Yaoundé, au Cameroun, l’Institut supérieur de formation aux métiers du cinéma et de l’audiovisuel de l’Afrique centrale (Iscac).
Propos recueillis par Jean-Michel Frodon
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