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Pourquoi les Camerounais conduisent si mal
Avec 1.840 infractions enregistrées en quatre jours, l'incivisme des conducteurs est la principale cause des accidents mortels au Cameroun.
Février 2011. Sur la route qui traverse sur près de 300 kilomètres la forêt tropicale pour relier la verte capitale politique Yaoundé à Douala, la mégapole économique du Cameroun, un conducteur de bus entame un dépassement en plein virage et rentre violemment dans un camion grumier arrivant en sens inverse. Bilan: une trentaine de morts sur le coup. Cet accident, s’il a choqué par le nombre particulièrement élevé de victimes, est pourtant des plus banals dans le pays. Pas une semaine ne passe sans que la presse relate de terribles faits divers mettant en scène des corps coupés en deux, des collusions ultra-violentes, des dizaines de morts et tout autant de blessés graves. C'est ce qui s'est encore produit le 27 août 2011, sur le même axe routier Douala-Yaoundé. Une collision entre un camion de transport de marchandises et un car: 28 morts sur le carreau.
Des chiffres étourdissants
Avec 1900 personnes tuées et plus de 6000 blessées pour la seule année 2010, les routes camerounaises sont la deuxième cause de mortalité nationale après le paludisme, selon une étude de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), communiquée par l'association locale Securoute. Des chiffres loin de refléter la réalité sur le terrain à en croire les organisations non gouvernementales qui luttent contre l’insécurité routière, en raison de la faiblesse du système de collecte. Par ailleurs, s’il est vrai que les axes ultra fréquentés qui relient les grandes villes du pays manquent de voies de dépassement et de bandes d’arrêt d’urgence, la cause principale de cette hécatombe reste l’incivisme et l’imprudence des chauffards qui ont donné aux axes Yaoundé-Douala-Baffoussam son macabre surnom de «triangle de la mort».
Les statistiques parlent d’elles-mêmes: sur 100 conducteurs 70 roulent sans ceinture de sécurité, 60 ne respectent pas les limitations de vitesse et 70 encore conduisent en état d’ébriété, selon un rapport de 2009 de l’OMS. La conduite locale est… l’anarchie personnifiée. Sur l’axe Yaoundé-Douala que l’on emprunte généralement la peur au ventre, il n’est pas rare de voir débouler deux camions grumiers côte à côte, obligeant l’usager venant en sens inverse à se déporter sur le bas côté. Les chauffards doublent par la droite, en côte, dans les virages et semblent ignorer totalement le code de la route. En ville, il faut parfois se pincer pour le croire. On déboule à toute vitesse sur les ronds-points, franchit le terre-plein central pour prendre la voie de gauche en sens inverse avant d’éviter de justesse un piéton. Bref, tout un poème. La conduite est une guerre où le plus fort gagne.
Laxisme à grande échelle
Comment expliquer ces comportements suicidaires? Martial Missimikim, président de l’association camerounaise Securoute, lutte contre ce véritable fléau national depuis qu’il a été témoin d’un terrible accident de la route. Pour lui, l’origine du phénomène est à chercher dans le laxisme de mise à l’échelle nationale:
«Le comportement des conducteurs camerounais est à l’image de la société elle-même. Il y a eu pendant près de deux décennies un laisser-aller et à la faveur des mouvements démocratiques des années 90, des préjugés ont commencé à apparaître. On s’est mis à ne plus respecter des règles de base comme les feux de signalisation, la priorité à droite et finalement on se retrouve aussi en train de transformer la route en une jungle alors qu’elle devrait être un espace de partage.»
Quant aux principaux concernés, les chauffards, ils reconnaissent ne pas respecter les règles les plus élémentaires de conduite. Au carrefour particulièrement fréquenté de Mvan, à proximité d’une des gares routières de Yaoundé, on trouve un échantillon assez représentatif des infractions perpétuées par les usagers. Celui-ci arrive en longeant le trottoir de droite:
«En fait, si vous me voyez doubler à droite, c’est parce que je vais virer pour rentrer au quartier (La prochaine entrée à droite est plusieurs dizaines de mètres plus loin, ndlr). Bon, c’est vrai que c’est pas normal pour un Camerounais.»
Quelques minutes plus tard, c’est un taxi qui vient en sens inverse empruntant le trottoir de droite. Son chauffeur confesse, tout sourire:
«Y’a trop d’embouteillage, vous même vous voyez non? Je suis obligé de forcer pour passer. Je suis au courant que ça peut causer des accidents, je sais. Mais on force seulement pour passer. Si quelqu’un dirigeait la circulation, peut-être qu'on roule normalement. Mais comme il n’y a personne on est obligé de faire le désordre.»
Au manque d’agents de circulation, il faut encore ajouter la corruption omniprésente au Cameroun. Il y est possible d’acheter son permis de conduire sans jamais être monté derrière un volant ou pour ceux qui décideraient quand même de passer l’examen pratique de conduite, de verser un pourboire à l’examinateur «par précaution». Au vu des véhicules qui circulent —sans frein ou encore sans phare— il est évident que le contrôle technique n’est pas un obstacle insurmontable. Les usagers interpellés par les agents de police en charge de la circulation ont aussi la possibilité de «parler bien», autrement dit de repartir contre quelques billets de francs cfa. Ainsi va la vie au Cameroun.
Prévention et répression
Dans ce contexte épineux, que font les autorités? Le ministère des Transports mène avec le concours des associations de lutte contre l’insécurité routière des campagnes de sensibilisation ainsi que, depuis peu, des opérations ponctuelles de répression sur le «triangle de la mort». Mais dans les rues, force est de constater que le désordre reste de mise. Pour limiter les dégâts, les responsables dudit ministère ont interdit les voyages de nuit, le 23 juin 2011, avant de reculer quelques semaines plus tard, visiblement devant le mécontentement des usagers. Mais le problème ne se limite pas au réseau interurbain. Pas plus tard que fin juillet, un carambolage mortel a eu lieu en plein cœur de Yaoundé entre un camion sans frein et une dizaine de véhicules faisant trois morts sur le coup.
En attendant une solution miracle, les routes continuent de tuer inexorablement. Les pertes occasionnées sont évaluées à plus 100 milliards de francs CFA (environ 152, 450 millions d'euros) par an. Et c’est sans compter la pauvreté engendrée par les accidents de la route. Ceux-ci privent d’un précieux salaire plus de 1500 familles chaque année et condamnent à l’assistance plusieurs milliers de blessés graves.
Sarah Sakho