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Santu Mofokeng, le chasseur d'ombres
Le musée du Jeu de Paume rend hommage à Santu Mofokeng, photographe majeur en Afrique du Sud. La rétrospective revient sur les «essais» de cet œil hors du commun, à l’affût de ce qui ne se voit pas: la mémoire, la prière, la douleur d’être noir, la violence des paysages.
Le musée du Jeu de Paume, à Paris rend hommage à Santu Mofokeng, photographe majeur en Afrique du Sud, et injustement méconnu. La rétrospective, qui voyagera ensuite à travers l’Europe, revient jusqu’au 25 septembre 2011 sur les «essais» de cet œil pas comme les autres, à l’affût de ce qui ne se voit pas: la mémoire, la prière, la douleur d’être noir, la violence des paysages.
Santu Mofokeng suit le cheminement de sa propre pensée, des thèmes qui l’intéressent depuis des années et dont il ne vient jamais à bout. Il y a par exemple ces trains-églises où la prière se fait pendant le trajet qui sépare les townships des bureaux du centre-ville, à Johannesburg. Ou encore les panneaux publicitaires à Soweto, le township où il est né, symboles pour lui de l’avènement d’une société de consommation, au lieu du système plus juste tant rêvé.
«La démocratie est éternelle», annonce ainsi sur un poster le géant minier De Beers, détournant son fameux slogan publicitaire, comme pour se refaire une virginité dans la nouvelle Afrique du Sud, après des décennies d’exploitation de la main d’œuvre noire dans les mines.
«Quel sarcasme! Quelle ironie! Sous les panneaux, ce sont toujours les mêmes gens qui poussent les mêmes charriots», note Mofokeng.
Democracy is forever, Pimville - Soweto, 2004 © Santu Mofokeng
Dans son travail récent sur les paysages, deux images frappent, détonantes. La première donne l’impression de rendre un hommage poétique au «pays bien-aimé» du romancier Alan Paton et de tant d’autres artistes sud-africains. C’est un relief montagneux hérissé de rochers et de buissons, plissé comme une peau d’éléphant. L’épiderme du pays capté sur pellicule, la peau de cette contrée obsédée par la couleur et la race. Explication du photographe:
«Le corps, c’est le paysage sur la peau et le ventre duquel sont projetés des histoires et des mythes, qui jouent un rôle central dans la constitution de l’identité nationale.»
Un paradis terrestre pour la tribu blanche des Afrikaners. La terre des ancêtres pour les populations noires; Zoulous, Xhosas et autres groupes ethniques issus des populations bantoues ayant quitté l’Afrique centrale voilà plusieurs siècles…
Seconde image qui arrête le regard: Farm murders landscape (Paysage de meurtres dans les fermes). Un cimetière à flanc de colline, des dizaines de croix blanches et six pieds sous terre, les corps de ces fermiers blancs assassinés avec leur famille, parfois cruellement, après viols et tortures, au rythme d’une centaine par an depuis 1994. Les meurtriers: d’anciens ouvriers agricoles noirs ou des malfrats des townships ruraux avoisinants.
Cette forme de «revanche raciale» jadis dénoncée par Mandela reste un tabou en Afrique du Sud. Dans l’historiographie tacite du Congrès national africain (ANC, le parti au pouvoir), les bourreaux sont plutôt blancs et les victimes plutôt noires. Mais Santu Mofokeng se moque éperdument du politiquement correct ambiant:
«Tellement de gens ont été tués, noirs et blancs. Aujourd’hui, on fait comme si ce n’était rien, ces meurtres de fermiers. Ce n’est pas normal de les tuer. Ce paysage appartient à la matière dont l’Afrique du Sud est faite; c’est quelque chose qui vaut la peine qu’on en parle.
C’est assez pénible pour moi d'aborder cette question, parce que je suis noir. Les gens sont toujours focalisés sur le sujet, bien que nous ne parlions plus de race mais d’arc-en-ciel —du moins quand ça nous arrange.»
Santu Mofokeng, 55 ans, appartient à la génération qui a été irrémédiablement marquée par l’apartheid. Il dit souvent savoir faire de belles images, et même considérer la photo de pub comme «un art majeur». Mais il ajoute aussitôt, non sans une pointe de regret: «Bien sûr, impossible pour moi de me voir confier la moindre commande.»
Ancien assistant des laboratoires de photographie dans les journaux blancs De Beeld et The Citizen, membre du collectif de photographes militants Afrapix (1988-1992), il a gardée intacte sa capacité d’indignation dans une Afrique du Sud normalisée, pacifiée et apparemment réconciliée. C’est que pour ce photographe, comme pour beaucoup d’autres Sud-Africains ayant le même regard critique, rien n’est fondamentalement réglé.
«Impossible de traverser ce pays sans tomber sur un endroit où plane l’ombre de la violence, de la tragédie. C’est ce qui explique en partie mes pérégrinations ici comme à l’étranger. Ce voyage, que j’ai effectué pour tenter de donner corps au paysage sud-africain, et qui a commencé chez moi à Soweto, m’a conduit à des lieux chargés spirituellement, dans l’Etat libre d’Orange: des camps de concentration, des cimetières à Middleburg, Greylingstad et Brandfort.»
Buddhist Retreat near Ixopo, 2003 © Santu Mofokeng
En 1977, il commence à visiter des lieux hantés par les ombres de tragédies non moins historiques que celle de l’apartheid, en Europe et en Asie. «Je voulais voir comment d’autres pays abordaient ces endroits associés à des souvenirs négatifs», explique-t-il. Il se recueille à Auschwitz, dont il revient avec cet autoportrait saisissant sur fond de chambre à gaz. La silhouette d’un Sud-Africain noir, un rescapé de l’histoire, qui s’interroge sans cesse sur le sens de son travail, sur sa propre contribution à la mémoire et aux projections identitaires à l’œuvre chez lui.
«La vérité n’est pas belle à voir. L’Afrique du Sud est un Etat impérial, pas une nation. Le pays essaie encore de se définir en tant que nation, mais il existe plusieurs nations en Afrique du Sud. Combien de gens vivent au Danemark? Cinq millions? Et vous appelez ça une nation?
En Afrique du Sud, nous avons dix millions de Zoulous et ça s’appelle une tribu —un terme qui a une connotation péjorative et méprisante. La nation, c’est un mot très chargé. Quelque chose que vous devez reconnaître et que vous ne pouvez pas saper ou remettre en cause».
Santu Mofokeng, dans son art, va où le mènent ses propres réflexions, qui peuvent donner l’impression d’être décousues, mais qui sont en réalité très cohérentes:
«L’idée d’un Etat, c’est une fiction, ce n’est pas donné. En 1997, je me trouvais à Kuluman, et dans un bar rempli de blancs, où j’étais assis avec une "madame", une amie blanche. Quelqu’un m’a traité de kaffir [cafre, insulte raciste très répandue en Afrique du Sud]. Je me suis retourné et j’ai répondu:
"Oui, baas [maître, en Afrikaans, la façon dont les noirs parlent aux blancs dans les campagnes, ndlr], bonsoir baas".
Le type est parti, pour revenir en me traitant de "cafre du con de ma mère".
J’ai répondu: "Baas du con de ta mère". Il a voulu m’entraîner dehors. J’ai refusé de bouger. Le lion attaque l’animal qui fuit. Je suis resté là. Comme on reste là à écouter Julius Malema, autorisé qu’il est à parler comme il le fait.»
Laying of Hands – Johannesburg-Soweto Line, 1986 © Santu Mofokeng
Pour lui, le même degré de bêtise est à l’œuvre quand Malema, l’actuel président de la Ligue des jeunes de l’ANC s’en prend aux blancs. Un autre degré plus subtil d’imbécilité le désole, dans son rapport avec certains mécènes:
«Mon frère est mort du sida, l’autre fléau invisible après l’apartheid. Il ne m’en a jamais parlé. Je suis revenu sur ce thème à cause de lui, mais je ne voulais pas créer de victimes dans mes images.
J’ai décidé de regarder ceux dont les parents étaient morts, d’envisager les intérieurs des maisons des orphelins comme des paysages avec des traces. Mes mécènes n’étaient pas très contents du résultat. Ils voulaient des victimes.»
En Afrique du Sud, il y a deux camps rivaux. Les blancs, qui ont perdu le pouvoir politique et les noirs, qui n’ont toujours pas leur part du gâteau national, résume Santu Mofokeng.
«Les uns sont plutôt dans la justification et les autres dans la mythologie. On peut l’observer dans l’art sud-africain. Quand je regarde une pièce, je sais tout de suite si l’auteur est blanc ou noir.»
Lui se situe ailleurs, dans un entre-deux, arpenteur des zones grises de sa propre histoire et de l’âme de son pays. Santu Mofokeng, contrairement à ce qu’on pourra lire sur lui, n’est pas dans une quête identitaire de Sud-Africain noir. Il n’a rien à montrer ni à démontrer. Il se pose simplement des questions, d’ordre universel, sur la condition humaine. Tout son art consiste ensuite à les prendre en photographie.
Sabine Cessou
«Santu Mofokeng, chasseur d’ombres, 30 ans d’essais photographiques», du 24 mai au 25 septembre 2011 au musée du Jeu de Paume, 1, place de la Concorde, Paris 8e.