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My Trusty Gavel, by steakpinball via Flickr CC
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La justice kafkaïenne du tribunal d’Arusha

La condamnation le 17 mai 2011 d'un génocidaire rwandais et sa libération simultanée révèlent la scandaleuse incapacité du Tribunal pénal international pour le Rwanda à juger dans des délais raisonnables.

Mise à jour du 21 décembre: Le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a condamné à la prison à vie Matthieu Ngirumpatse et Edouard Karemeraont, deux anciens dirigeants hutus du parti Mouvement républicain national pour la démocratie et le développement (MRND), de l'ex-président Juvénal Habyarimana, pour leur rôle dans le génocide de 1994.

***

Le 17 mai, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a condamné quatre officiers supérieurs de l’ex-armée rwandaise pour des crimes commis durant le génocide de 1994. Ce jugement met en lumière, à travers le cas du plus haut gradé d’entre eux, l’ex-chef de la gendarmerie nationale Augustin Ndindiliyimana, un des défauts les plus embarrassants du tribunal d’Arusha: sa difficulté à juger dans des délais raisonnables.

Premier paradoxe: le général Ndindiliyimana est reconnu coupable de génocide, bien que le tribunal reconnaisse également «son soutien conséquent aux accords [de paix] d’Arusha et à une résolution pacifique du conflit entre les forces gouvernementales rwandaises et le FPR [Front patriotique rwandais, actuellement au pouvoir, ndlr] et son opposition aux massacres au Rwanda».

Le génocide étant fondé sur l’«intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux», il reste à comprendre comment les juges prouvent à la fois cette l’existence de cette intention, et son contraire.

Le verdict prononcé par les juges d’Arusha étonne tout autant: ils condamnent Ndindiliyimana «au temps qu’il a passé en détention depuis son arrestation en Belgique, le 29 janvier 2000». Si l’on fait le calcul, sa peine s’élève dès lors à 11 ans, 3 mois et 19 jours…

11 ans, 3 mois et 19 jours…

«On n’a jamais vu ça, c’est choquant, estime le juriste belge Filip Reyntjens, plusieurs fois cité comme témoin expert au TPIR. On ne lui donne pas une peine, mais la durée de la détention préventive. Ce n’est pas sérieux.»

 Pour le professeur de droit de l’université d’Antwerp, «c’est un acquittement caché. Ndindiliyimana aurait passé le même temps en prison s’il avait été acquitté». À partir du seul résumé disponible du jugement, Reyntjens ne parvient pas à déterminer si le tribunal le déclare coupable ou innocent.

«Les termes sont très vagues. On parle de "commandement limité" [sur la gendarmerie], même pas de "responsabilité hiérarchique". C’est pousser le bouchon un peu loin: on le condamne non pas pour sa responsabilité, mais pour le fait qu’il n’a pas puni ses subordonnés.»

Lorsqu’il est arrêté par le TPIR en 2000, l’ancien haut-gradé rwandais ne se cache pas, contrairement à nombre de supporters de l’idéologie du Hutu Power, qui a sous-tendu le génocide. Il bénéficie de l’asile politique en Belgique. Il a aussi été discrètement approché par les enquêteurs du tribunal d’Arusha, qui ont sollicité sa collaboration. Mais Ndindiliyimana a décliné. Il sait qu’il ne peut être qu’accusé, en tant que responsable militaire au premier chef.

«C’est un militaire professionnel, choisi parce qu’il est apolitique et qu’il adhère au processus de paix d’Arusha. Le FPR lui-même le considère fréquentable, puisqu’il l’approche après le génocide pour lui demander de participer au nouveau pouvoir», rappelle Reyntjens.

Originaire du sud du Rwanda, Ndindiliyimana a été nommé à la tête de la gendarmerie nationale en avril 1992, alors qu’un gouvernement de coalition se met en place dans le cadre des pourparlers de paix entre le parti au pouvoir et les forces du Front patriotique rwandais (FPR), qui gagneront la guerre en 1994.

«Il n’est pas un héros, il a juste essayé de limiter les dégâts, poursuit l’auteur de Rwanda. Trois jours qui ont fait basculer l’histoire. Il ne s’est pas opposé aux milices du génocide. Mais les rares qui ont tenté de le faire ont été tués. Ne pas se sacrifier peut-il être considéré comme une culpabilité?»

Décrit parfois comme un «carriériste» ou un «peureux», Ndindiliyimana participera en effet au Comité de crise qui prend les commandes du pays au lendemain de l’attentat du 6 avril 1994. Il ne fera rien ensuite pour empêcher la tragédie.

«Une décision absurde»

Après deux ans de délibéré, seul un résumé de son jugement a été pour l’instant délivré aux parties.

«Nous ne connaissons toujours pas toutes les motivations des juges. On sait toutefois que Ndindiliyimana a été reconnu coupable de ne pas avoir discipliné de jeunes miliciens lors de deux incidents, précise son avocat principal, le Canadien Christopher Black. Les juges disent qu’il avait un commandement limité, qu’il s’est opposé aux massacres, qu’il soutenait le processus de paix. Cela n’a pas de sens. Voilà pourquoi je dis que cette décision est absurde.»

À l’issue de sa condamnation, Ndindiliyimana se retrouve libre. Ses trois coaccusés dans ce procès dit des «Militaires II», condamnés à de plus lourdes peines, restent pour leur part en détention. Le major Francois-Xavier Nzuwonemeye et son second, le capitaine Innocent Sagahutu, étaient eux aussi en détention provisoire depuis onze ans. L’accusé phare de ce procès, l’ancien chef d’état-major de l’armée rwandaise Augustin Bizimungu, l’était lui depuis plus de huit ans. Un véritable cauchemar de juristes, où la présomption d’innocence apparaît mise à mal.

«Quelque chose d’inacceptable a été accepté»

Mais ce procès ne fait pas exception au TPIR, où l’on compte actuellement vingt accusés ayant passé plus de dix années en détention avant d’être jugés –16 d’entre eux sont en procès, 4 en appel. Et le pire est à venir, dans le procès groupé dit de «Butare». Le mois prochain, deux des six accusés de cette affaire (les bourgmestres Elie Ndayambaje et Joseph Kanyabashi) vont entamer leur 17e année de prison, sans que l’on ne sache s’ils sont innocents ou coupables des charges retenues contre eux.

Dans ce même procès, les quatre autres accusés de cette région de Butare (sud du Rwanda) auront passé entre treize et quatorze ans en détention avant d’avoir pu connaître leur jugement.

«Il est bien sûr intolérable, au point de vue juridique, d’avoir une telle longueur. C’est à l’évidence en contradiction avec les normes internationales», estime Antoine Garapon, directeur de l’Institut des Hautes Études sur la Justice à Paris et auteur de Des crimes qu’on ne peut ni juger ni pardonner. Un point de repère, qui ne vaut pas comparaison: après avoir été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits de l’homme, la France a fixé à quatre ans la durée maximale de détention provisoire pour les crimes les plus graves. Au TPIR, cette durée-là serait considérée comme «raisonnable».

«Le problème est de savoir comment adapter les outils judiciaires ordinaires à un crime aussi massif, s’interroge le magistrat français. Les retards [du TPIR] sont imputables au mauvais fonctionnement du tribunal, au choix de juger tout le monde ensemble, au choix de ne pas mettre de délais à la détention préventive.»

Garapon évoque l’isolement du tribunal d’Arusha, souvent oublié des médias et de cette communauté internationale qui l’a créé.

«On ne s’est pas intéressé au TPIR. Nous sommes tous responsables d’avoir laissé la situation moisir, souligne-t-il. La question des délais raisonnables mérite d’être posée. Il s’agit d’une des conditions du procès équitable. Il s’agit de quelque chose d’inacceptable qui a été accepté.»

«Un cas évident de dysfonctionnement»

Promotrices zélées de la justice internationale, les ONG de défense des droits de l’homme se sont jusqu’ici abstenues de dénoncer ces dysfonctionnements. L’avocat sénégalais Sidiki Kaba, président d’honneur de la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme (FIDH), accepte toutefois de rompre l’omerta:

«Concernant le procès des militaires, au regard de la longueur des procédures, on peut dire que ce procès est inéquitable. Dans le cas du chef de la gendarmerie, on est devant un cas évident de dysfonctionnement. Justice a été rendue, mais les droits des accusés n’ont pas été respectés.

Il faut se réjouir que la justice internationale existe, c’est un progrès, mais elle ne doit pas avoir les travers des justices nationales. Pour que cela fonctionne, il faut que les victimes, mais aussi les accusés eux-mêmes aient un sentiment de justice [...] Il ne faudrait pas que l’on puisse dire que ces justices internationales, non seulement elles coûtent cher, elles sont lointaines, mais qu’en plus elles violent les droits de la défense», assène Sidiki Kaba. 

Pour lui, dix-sept ans après la création du TPIR, et bientôt dix ans après celle de la Cour pénale internationale, «il serait temps maintenant de faire un audit, qui fera des recommandations pouvant amener à avoir des juridictions performantes. L’ONU pourrait nommer un panel de juristes de haut niveau pour savoir si ces tribunaux ont satisfait réellement aux nécessités de la justice.»

«Vous devriez vous satisfaire de ce que vous avez»

L’avocat de Ndindiliyimana indique que les juges ont rejeté, le 20 mai 2011, la requête du procureur d’assortir sa libération de conditions strictes lui interdisant de quitter Arusha. Son client a été placé dit-il dans une résidence protégée, déjà occupée par trois acquittés du TPIR. Parmi eux, l’ancien ministre des Transports André Ntagerura, qui n’a toujours pas trouvé de pays d’accueil sept ans après son acquittement. Considéré comme innocent, sa liberté reste surveillée. Ndindiliyimana est lui aussi en théorie libre, bien que considéré comme coupable. Il ne cache pas son intention de retourner vivre en Belgique, où résident toujours des membres de sa famille.

«La question aujourd’hui est de savoir s’il prend le risque de l’appel pour faire valoir son innocence, car il peut être condamné à une peine plus lourde», pose le professeur Reyntjens.

«Nous n’avons pas encore pris de décision sur l’appel, indique maître Black. Nous attendons de lire le jugement. Certains nous disent, "vous devriez vous satisfaire de ce que vous avez". Mais je pense que ce jugement est très faible. À mon sens, il faudrait faire appel. Ce sera ma recommandation. Mais ce sera sa décision.»

Franck Petit

 

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Franck Petit. Journaliste français, spécialiste de l'Afrique et de la justice internationale.

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