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Scales of Justice by srqpix via Flickr CC
Scales of Justice by srqpix via Flickr CC

Les magistrats sénégalais se rebiffent

Pour la première fois au Sénégal, les magistrats se «révoltent» contre le pouvoir politique. Ils réclament plus d’indépendance et de meilleures conditions de vie.

«Les juges ne veulent pas s’affranchir de la tutelle de l’exécutif. On peut tout faire pour que le magistrat soit indépendant mais, psychologiquement, les magistrats ne veulent pas être indépendants, c’est comme des esclaves. On les libère, ils font 200 mètres et ils reviennent pour dire: je ne sais où aller.» Ces propos tenus en novembre 2010 par le président du Sénégal, Abdoulaye Wade, à l’occasion du 53e congrès de l’Union internationale des magistrats (UIM) à Dakar sonnent comme un aveu pour ceux qui dénoncent l’instrumentalisation de la Justice par le pouvoir exécutif.

Ces propos ne sont toutefois pas tombés dans l’oreille d’un sourd. Les magistrats sénégalais sont décidés à arracher leur indépendance. En assemblée générale extraordinaire, le samedi 14 mai 2011, l’Union des magistrats du Sénégal (UMS) a réitéré sa soif d’indépendance.

«Nous condamnons fermement toutes les tentatives d’instrumentalisation, de pression et d’intimidation exercées sur la justice et les magistrats», déclare l’UMS dans un communiqué. En plus de leur volonté de s’affranchir de la tutelle, les magistrats luttent pour de meilleures conditions de vie et de travail. Ils réclament l’augmentation leur indemnité de logement après celle de leur indemnité de judicature.

Vieille querelle de terrains

Ces revendications font suite à une vieille querelle foncière les opposant au chef de l’Etat. En effet, 70 parcelles attribuées à des magistrats, pour usage de logement, sont occupées par des mécaniciens. Le pouvoir, ne souhaitant pas perdre le soutien électoral des mécaniciens en vue de la présidentielle de 2012, refuse de les faire partir pour que les magistrats récupèrent leurs terrains. Pour couper la poire en deux, un autre terrain situé à Rufisque (25 km au sud-est de Dakar) est proposé aux juges. Ces derniers refusent et réclament un terrain situé dans le département de Dakar. Pour amadouer les juges, le président Wade n’a pas hésité à leur faire miroiter des milliards qu’il pourrait tirer de son projet de faire taxer les appels entrants au Sénégal par la société Global Voice.

Dans un commentaire au vitriol, Abou Abel Thiam, l’éditorialiste du quotidien Kotch, dénonçant ce «deal» du chef de l’Etat proposé aux juges, a écrit qu’«on a frôlé la limite de la corruption de magistrats».

Cependant, le mouvement d’humeur des juges sénégalais ne rencontre pas l’adhésion de certains leaders d’opinion. Abdou Latif Coulibaly, célèbre journaliste d’investigation de l’hebdomadaire La Gazette et auteur de plusieurs livres dévastateurs sur le pouvoir d’Abdoulaye Wade, l'a exprimé ainsi:

«Une justice montre son indépendance, elle ne la déclare pas. Il faut que les magistrats assument leurs responsabilités. Je ne pense pas que la grève [le mouvement d’humeur des magistrats, ndlr] soit la solution car il y a suffisamment de textes qui leur permettent d’être indépendants. Mais s’ils se mettent à quémander leur indépendance, c’est qu’il y a problème.»

Une justice instrumentalisée

Depuis l’arrivée d’Abdoulaye Wade au pouvoir en 2000, la justice sénégalaise est accusée, à tort ou à raison, d’être instrumentalisée. Ces accusations ont été portées en 2005 lorsque l’ancien Premier ministre Idrissa Seck a été emprisonné pour malversations financières dans l’affaire dite des «Chantiers de Thiès». En 2004, de grands projets avaient été lancés pour doter la ville de Thiès (70 km de Dakar) d’infrastructures modernes. Cette ville dont Idrissa Seck était le maire devait accueillir la célébration de l’Indépendance du Sénégal en 2004.  

Après sept mois de prison, Idrissa Seck a été libéré. La Haute cour de Justice qui l’avait fait emprisonner, du temps de sa disgrâce politique, l’avait blanchi peu avant son retour dans le giron libéral en mai 2009. Idrissa Seck a bénéficié d’un non lieu total mais Bara Tall, un riche homme d’affaires longtemps choyé par le pouvoir et président directeur général de Jean Lefebvre Sénégal (entreprise ayant réalisé les travaux des chantiers de Thiès), est en procès pour cette même affaire. Les magistrats sénégalais dénoncent d’ailleurs leur instrumentalisation dans le procès de l’entrepreneur. Ce qui a mobilisé une partie des intellectuels et de la société civile sénégalaise. L’opinion publique s’est émue du sort de cet homme et cette mobilisation semble avoir porté ses fruits puisque Bara Tall a été relaxé le vendredi 20 mai 2011 par la justice sénégalaise.

Après la publication par le magazine La Gazette de deux réquisitoires contradictoires pour le même procès, le procureur de la République a été contraint de reconnaître qu’il y a eu des pressions dans ce dossier.

«Le parquet du tribunal régional hors classe de Dakar a sorti deux réquisitoires pour le patron de Jean Lefebvre Sénégal. Le premier substitut du procureur de la République, Ibrahima Ndoye, avait dans son réquisitoire définitif du 26 avril 2010 demandé un non lieu total contre les prévenus. Ensuite, Ousmane Diagne, procureur de la République, a ordonné le 1er juillet 2010 au juge d’instruction du 2e cabinet de renvoyer Bara Tall et ses coaccusés au tribunal régional hors classe de Dakar statuant en matière correctionnelle pour "y être jugés conformément à la loi"», révèle La Gazette.

En 2008, le chargé de la propagande du Parti démocratique sénégalais (PDS, au pouvoir), Farba Senghor, avait été identifié comme étant le commanditaire du saccage des locaux des journaux l’As et 24 Heures Chrono mais il n’a pas été inquiété par la justice. Mieux, les douze personnes arrêtées et condamnées à cinq et six ans de prison pour ce délit ont tout simplement été grâciées par le président de la République.

Ndèye Khady Lo

 

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Interview d'Abdoulaye Wade par Jean-Marie Colombani et Pierre Cherruau

 

Ndèye Khady Lo

Journaliste sénégalaise.

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