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«L'art contemporain, une notion occidentale?»
Un débat organisé à l'Institut des Cultures de l'Islam engage une réflexion sur la pertinence des étiquettes apposées sur l'art dit «oriental» et l'art contemporain.
«L’art contemporain est-il une notion occidentale?»
C’est la réflexion qu’ont engagée le 19 mai 2011 à l’Institut des Cultures d’Islam Véronique Rieffel, la directrice, Catherine David, commissaire d’exposition et Zahia Rahmani, écrivain et historienne d’art lors d’un débat dirigé par Alain Quemin, sociologue spécialiste de l’art contemporain.
Cette question part d'un constat simple: on parle d’art musulman, d’art islamique ou oriental, mais jamais d’art chrétien ou occidental. Ce débat-conférence a proposé quelques clés de compréhension pour saisir ce que cachent ces étiquettes et leur pertinence (ou non).
En effet, l’art dit «musulman», «islamique» ou «oriental» prend dans le monde de l’art une place aux antipodes de l’art contemporain, que l’on s’imagine par essence occidental. Le premier serait un art de la tradition, un art culturel et régional, tandis que le second serait un art global et abouti, entré dans la modernité et révélateur du progrès d’une société. Cette dichotomie largement intériorisée tant chez les spécialistes du monde de l’art que chez les béotiens révèle en fait les failles d’un discours général sur l’Autre : exotisé, l’Africain, l’Arabe ou l’Indien ne produirait qu’un art traditionnel et folklorique, preuve de son retard civilisationnel.
Une vision occidentalo-centrée fondée sur des clichés selon lesquels l’art contemporain est avant tout occidental, et que l’art non occidental produit des œuvres qui renvoient à «la tradition la plus traditionnelle», explique Catherine David.
«Je ne vois pas pourquoi la culture musulmane serait frappée d’essentialisme, et ne se développerait pas. Quand on catégorise, on laisse de côté des segments très importants des populations arabes contemporaines. Il y a histoire des cultures d’Islam comme il y a histoire de toutes les cultures (…) Le monde arabe a beaucoup plus d’antagonismes que de similarités.»
L’art contemporain, pur produit de l’orientalisme
Cette conception faussée de l’art non occidental, particulièrement lorsqu’il vient d’Afrique ou du Moyen-Orient, est en réalité un pur produit du discours orientaliste qui domine en Occident lorsque l’on évoque cet «Orient», dénomination fourre-tout qui ne sert qu’à plaquer un nom sur «ce qui n’est pas moi» et ne transcrit aucune réalité.
Des clichés qui ont la vie dure, ainsi que l’a prouvé le président français Nicolas Sarkozy lors de son discours de Dakar le 26 juillet 2007:
«L'homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire [...] Le problème de l'Afrique, c'est qu'elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l'enfance [...] Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine ni pour l'idée de progrès.»
Des propos qui nient au continent africain toute modernité et qui le figent dans un passé intemporel et originel. Vision éminemment pittoresque et dévoyée à un orientalisme si assumé et ingéré que le chef d'Etat ne mesure pas l’indécence de ses propos.
Dans son ouvrage fondateur des études postcoloniales, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident (1976), l’intellectuel américano-palestinien Edward Said s’attache à déconstruire le discours occidental sur l’Orient. Il montre comment ce sont les artistes et intellectuels occidentaux du XIXe siècle qui ont créé la notion d’Orient et ainsi catégorisé et enfermé dans un déterminisme immuable ces populations de l’ailleurs, à l’époque sous domination coloniale. Au «nous» occidental s’est opposé un «eux» oriental, global et uniformisé.
«L’orientalisme repose sur l’extériorité, c’est-à-dire sur ce que l’orientaliste, poète ou érudit, fait parler l’Orient, le décrit, éclaire ses mystères pour l’Occident [...] L’orientalisme a plus de valeur en tant que signe de la puissance européenne et atlantique sur l’Orient qu’en tant que discours véridique sur celui-ci [...] Le savoir sur l’Orient, parce qu’il est né de la force, crée en un sens l’Orient, l’Oriental et son monde», écrit Said.
Le discours orientaliste, donc, comme outil de domination et grille de lecture de l’altérité.
La complicité de l’artiste «oriental»
Mais cette lecture ambivalente n’est pas seulement imputable à l'Occidental. Les artistes dits «orientaux» ont appris à jouer de ces idées reçues pour monter dans l’échelle de la renommée. Ils ont participé à l'«esthétisation des stéréotypes» raconte Zahia Rahmani. Catherine David développe:
«On assiste également à une autoexotisation. Il y a une esthétisation du cliché: le voile, la caligraphie, la femme, le noir et blanc… Un artiste qui vous confirme ce qu’on vous serine toute la journée est tout de suite mieux intégré [au marché de l’art]. Il faut que chacun soit responsable.»
Nombre d’artistes non occidentaux ont ainsi compris que pour s’insérer dans le monde de l’art, il leur fallait jouer avec les clichés et les préjugés admis sur leur compte. Cette attitude, stratégiquement compréhensible, entérine pourtant la vision simpliste et tronquée des professionnels de l’art en Europe ou aux Etats-Unis, qui ont fait de l’exotisme supposé de ces populations une valeur marchande. L’artiste oriental ou africain est «traditionnel», «authentique», «primitif» et ce sont ces images que l’on donne à voir au public, ainsi que ce fut le cas lors de l’exposition Africa Remix du centre Pompidou. Fétiches et pagnes se côtoyaient dans une entreprise de clichéisation d’une Afrique considérée comme une et homogène.
Difficiles définitions: lutter contre le cliché
Comme Jean-François Lyotard s’est attaché à mettre en question les «grands récits» de la modernité (La condition postmoderne, 1979), à commencer par celui qui, depuis les Lumières, fait de l’histoire de l’humanité un long chemin vers l’émancipation, il faut désormais que le monde de l’art contemporain cesse de pérenniser cette vision occidentalo-centrée de l’art «oriental». La simple difficulté à mettre un nom sur celui qui n’est pas occidental est révélatrice —nous opposons «oriental» à «occidental»— mais est-il correct de qualifier un Sénégalais ou un Bolivien d’«oriental»? Bien plus encore, comment un terme unique pourrait-il définir l’hétérogénéité de l’altérité?
Et quand l’Orient se teinte d’islam, les lieux communs se multiplient. Renforcés par les attentats du 11 septembre 2001, les préjugés quant à la religion de Mahomet ont façonné une perception fantasmée et bien souvent fantasque de cette religion —et, par une farfelue extension, des peuples arabes.
Dans son livre Islamania, Véronique Rieffel s’engage à sortir de la «pensée unique en matière islamique» et propose une «traversée dans les relations tumultueuses entre l’islam et l’Occident à travers le prisme inédit des arts». Son livre, en retraçant la complexité des relations artistiques entre les deux mondes, offre de nouveaux paradigmes critiques hors des sentiers battus et rebattus par des Occidentaux oscillant entre attrait pour l’exotisme oriental et peur de l’islamisme religieux.
Les révolutions arabes de ce début d’année et les mouvements de contestation qui grondent dans de nombreux autres pays d’Afrique et du Moyen-Orient instillent l’idée que ces peuples peuvent prendre leur destinée en main et créer leur propre histoire. Loin d’être une nouveauté, cette conception devrait cependant être amenée à s’inscrire de manière durable dans les psychés occidentales.
Pour Lyotard, «le changement des sociétés peut se produire grâce à la religion, à la politique ou l’art». Et si le changement du monde de l’art pouvait se produire grâce au changement des sociétés?
Leslie Fauvel
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