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L'après-Bongo: les messieurs Afrique ont la vie dure
On n'en finit pas d'enterrer Jacques Foccart. Le «monsieur Afrique du général», devenu en quarante ans d'exercice du pouvoir — dans l'ombre — le symbole de la Françafrique, est mort en 1997 à 83 ans. Mais ses réseaux sont toujours là, bien vivants. Ainsi, le récent décès d'Omar Bongo, le président du Gabon, a été l'occasion de rappeler que c'est Jacques Foccart qui l'avait placé à la tête de l'Etat en 1967.
Le secrétaire général de l'Elysée, chargé des affaires africaines, des questions électorales et du renseignement, avait d'abord recruté Omar Bongo dans les services secrets français, avant de juger qu'il ferait un excellent Président. Un bon remplaçant de son ami Léon Mba. D'ailleurs, quand on lui demandait qui dirigeait le Gabon à l'époque de Mba (au pouvoir de 1961 à 1967), Foccart répondait «C'était lui sans aucun doute. Mais j'étais disponible et il me consultait beaucoup». De 1959 à 1969, Jacques Foccart a «régné» sur l'Afrique francophone de la période gaullienne. Tous les mercredis, il passait un coup de fil à Félix Houphouët-Boigny, le président de la Côte d'Ivoire. Les deux hommes d'influence faisaient le point sur les dossiers en cours. C'était l'époque où un souterrain reliait la Présidence ivoirienne à l'ambassade de France à Abidjan. Ces deux hommes ont notamment décidé d'appuyer la rébellion biafraise afin d'affaiblir le Nigeria, «géant anglophone», proche de Londres et Washington. Ce conflit a fait près de trois millions de victimes.
Foccart a également encouragé la sécession du Katanga, au Congo. De même, il fut l'un des plus fidèles soutiens de Mobutu, dictateur zaïrois de sinistre mémoire qui a régné jusqu'en 1997. Sa proximité avec les dirigeants africains était telle que leurs enfants venaient chercher des œufs de Pâques dans le jardin de «tonton Foccart». Un autre de ses hôtes de marque a été l'empereur Bokassa qui a régné sur la Centrafrique de 1966 à 1979. Un jour de visite, il aurait tiré par mégarde sur la résidence des voisins du «monsieur Afrique du général de Gaulle». Le même président qui, aux dires de Foccart, voulait absolument appeler «papa», son homologue français. Le nom de Foccart a souvent été cité dans les affaires les plus troubles, notamment la disparition de l'opposant marocain Mehdi Ben Barka ou dans des cas d'assassinats d'opposants africains, du Cameroun au Togo. Mais rien n'a jamais été prouvé.
Jacques Foccart savait cultiver la discrétion. Le «sphinx» a déclaré en 1982 : «Je n'alimente pas des réseaux qui n'existent pas avec de l'argent que je ne gagne pas, grâce à des sociétés qui ne sont pas».
En raison de sa réputation sulfureuse et de sa grande proximité avec le général de Gaulle, les nouveaux locataires de l'Elysée ont fréquemment tenté de le tenir à distance. Mais sans y parvenir très longtemps. De Pompidou à Chirac en passant par Giscard, tous ont fait appel à ses services et recouru à ses fameux réseaux. Jusqu'au bout, Jacques Chirac prenait des nouvelles de sa santé et mettait à sa disposition son médecin personnel. Foccart détenait sans doute trop de secrets pour qu'on oublie de le ménager.
Sous le règne de François Mitterrand, la politique africaine perd de sa clarté. Plusieurs lignes s'affrontent. Jean Pierre Cot, ministre de la Coopération, proche de Michel Rocard, souhaite modifier la nature des liens entre la France et l'Afrique. Il est vite marginalisé au profit de Guy Penne et Jean-Christophe Mitterrand, le fils aîné du Président. Cot est limogé en 1982, un an après son entrée en fonction. Guy Penne, conseiller aux affaires africaines de Mitterrand, met ses réseaux francs-maçons au service de la «Mitterrandie». En Afrique francophone, un grand nombre de dirigeants sont des «frères» ou l'ont été, même s'ils se montrent très discrets sur la question. La maçonnerie inquiète les populations africaines, notamment dans les pays musulmans, tels que le Sénégal.
Jean-Christophe Mitterrand, bon connaisseur de l'Afrique, où il a été correspondant de l'AFP, est vite surnommé par ses détracteurs «papa m'a dit». Est-il réellement un nouveau «monsieur Afrique» ou plutôt un simple missi dominici ? Car François Mitterrand suit de très près les affaires africaines. Il s'y intéresse énormément. Les décisions les plus importantes et les plus lourdes de conséquences —notamment au Rwanda— sont prises à son niveau. Mitterrand souhaite aussi que l'argent du pétrole africain serve à financer les campagnes électorales du parti socialiste. Il ne demande pas qu' ELF cesse d'aider financièrement les partis de droite, mais que l'équilibre soit rétabli entre les formations politiques françaises. Toutefois la plupart des dirigeants africains restent plus proches des héritiers des «réseaux gaullistes». Foccart et ses amis sont toujours à la manœuvre. Mais aussi Charles Pasqua qui dispose de ses propres réseaux en Afrique.
Alors que l'élection de Nicolas Sarkozy devait mettre fin au règne des réseaux françafricains, aux dires de l'intéressé qui les avaient dénoncés pendant la campagne présidentielle, il n'en a rien été. Bien au contraire. Le président s'est rapproché de Robert Bourgi, considéré comme le «fils spirituel» de Jacques Foccart. Cet avocat de 63 ans connaît particulièrement bien le continent noir. Né à Dakar, fils d'un homme d'affaires libanais, il a longtemps travaillé avec Jacques Foccart au point de connaître parfaitement les réseaux et les petits et grands secrets de la Françafrique. Il se vante «d'avoir eu la peau» de Jean-Marie Bockel (démis de ses fonctions en 2008, un an après sa nomination). Le secrétaire d'Etat à la coopération voulait enterrer la Françafrique. Une idée qui avait fortement déplu à Bourgi et à Bongo.
Bourgi ne cache pas son scepticisme quant aux chances d'ancrer la démocratie en Afrique. «On ne gouverne pas le monde avec des idéaux» déclare-t-il pour justifier ses contacts réguliers avec des dictateurs. Il cultive une certaine proximité avec la famille d'Omar Bongo, comme avec celle d'Abdoulaye Wade, le président du Sénégal. Avocat talentueux, il plaide aussi pour que Karim Wade, le fils du Président, se voie un jour confier de hautes fonctions. Comme succéder à son père à la tête de l'Etat. Une idée qui n'est pas pour déplaire au Président Wade.
Outre sa grande connaissance de l'Afrique et de ses dirigeants, Bourgi dispose d'un autre atout de poids: sa proximité avec Claude Guéant et Nicolas Sarkozy. Les dirigeants africains savent que s'entretenir avec Bourgi c'est aussi un excellent moyen de faire passer un message à Guéant et Sarkozy. Pourtant, Bourgi sait rester discret. Quand on le compare à Foccart, il préfère botter en touche. Pour lui, le successeur de Foccart c'est... Guéant. Pourtant son influence croissante irrite au plus haut point le quai d'Orsay. «Nous avons l'impression qu'en Afrique, Kouchner est seulement le ministre du Darfour. Le reste relève de réseaux parallèles» s'emporte un diplomate. Ainsi, il y a quelques mois, une entrevue discrète aurait eu lieu à Dakar entre le général Abdelaziz, dirigeant de la junte mauritanienne et Alain Joyandet, le secrétaire d'Etat à la Coopération. Tellement discrète que l'Ambassade de France à Dakar n'en aurait pas été informée. Albert Bourgi aurait joué les intermédiaires. C'est du moins la thèse de diplomates qui ne décolèrent pas.
Quoi qu'il en soit, sous le soleil d'Afrique, les réseaux parallèles ont la vie dure. Du moment qu'ils n'oublient pas le conseil que ce bon vieux Foccart aurait donné à Bourgi : «En Afrique, reste dans l'ombre, tu n'attraperas pas de coups de soleil».
Pierre Cherruau